Lewis dévisagea ce cercle d’yeux fixes. Ça lui rappelait les matchs de foot dans une autre école. Tout le monde essayait de se jauger. La suspicion régnait. Qui donc étaient ces pitres ? Duquel fallait-il se méfier en priorité? Qui pouvait-on ignorer sans risque ? Qui pourrait être un ami ? Qui un ennemi ?
Dernière question, la plus importante sans doute : y avait-il de jolies filles ?
Ce disant, il pivota et vit arriver Maxie et sa section. Leurs regards se croisèrent. C’était comme s’ils avaient simultanément pensé la même chose. Ils étaient sur la même longueur d’onde. Durant un instant, rien d’autre ne sembla exister. Arran était fier d’elle. Elle était brave, forte et intelligente. Elle lui adressa un sourire auquel il répondit aussitôt. Enfin, il savait. Il savait que les sentiments qu’il avait pour elle étaient réciproques. Il le savait. Qu’est-ce qui le rendait aussi affirmatif? Impossible à dire. Mais c’était sûr. Et elle avait compris. Une vague de bonheur déferla dans ses entrailles. Elle faisait trois mètre cinquante de haut. Quel réconfort plus grand que celui de se sentir aimé? Il pouvait affronter n’importe quel péril, dorénavant.
Même les rats avaient disparu. En l'absence de gens pour remplir les poubelles, la nourriture s'était vite révélée insuffisante pour entretenir leurs nuées. Ils étaient morts de faim, ils avaient émigré ailleurs, ou alors ils s'étaient fait manger par les chats qui eux-mêmes avaient été mangés par les chiens. De leur côté, les adultes avaient mangé tout ce qu'ils avaient pu trouver : rats, chats, chiens, enfants, congénères... Bref, tout le monde essayait de manger tout le monde.
- Bouge pas, mon poulot, dit Nick d'un air menaçant. T'inquiète pas, je vais faire en sorte que ça aille vite. Mais, crois-moi, si tu fais l'imbécile, je te pends par les pieds et je te vide goutte à goutte. Parole, tu le sentiras passer. Maintenant, arrête tes simagrées et tiens-toi tranquille.
- Va en enfer, croassa Sam d'une voix brisée.
- J'y suis déjà, répondit Nick avec un petit rire, jouissant de sa position de force. Tu ne savais pas que j'étais Satan en personne ? Lucifer Nick. Et toi tu n'es qu'un pauvre pécheur, condamné aux flammes infernales... Jusqu'à être à point.
Perdre un seul d’entre eux serait terrible.
« Eux » ? Il aurait dû dire « nous » puisqu’il était de la partie. C’est fou, pensa-t-il en s’enfonçant dans l’obscurité, comme on a toujours tendance a penser que la mort c’est pour les autres.
- Écoute, c'est pas mon truc, répondit BouleChien. J'sais pas ce qui est important. J'sais pas raconter les histoires, seulement les blagues.
- Pas du tout. Tu t'en sors très bien. Ne t'arrête surtout pas en si bon chemin. Et laisse-moi m'occuper d'en faire une histoire.
- Et comment tu vas faire ça, hein ? C'est juste... des faits qui se sont passés.
- Les histoires sont partout. Il suffit de savoir les entendre.
– Je crois pas à la magie, répondit Sam.
– Moi je crois à tout, Tom pouce.
– M’appelle pas Tom Pouce. D’ailleurs je te ferai remarquer que t’es à peine plus grand que moi.
– Je sais, mais t’es quand même qu’un petit freluquet, qu’un goujon dans le grand fleuve.
– Je suis un tueur de géant.
– Ben voyons. D’façon comme je t’ai dit, je crois à tout…crevette.
– Si tu continues, moi je vais t’appeler rat d’égout.
– Nabot.
– Pet de mouche.
– Crapaud.
– Galeux.
– Plancton.
– Tête de caca.
– Tête de caca? se gaussa le Kid.
– Ouais, répondit Sam avec un gloussement moqueur. C’est ça que tu es. tête de caca. Tu pues.
– Tu rigoles tu sens pire. Tu pues les pieds. Vieille chaussette.
– M’appelle pas vieille chaussette, pauvre port à tabac qui pu du cul.
– Ouh le ragondin. T’es-un-ra-gondin!
– Morveux.
– Trou de balle.
Soudain le Kid s’arrêta.
P’tit Sam dormait profondément. Sa poitrine se gonflait et se dégonflait au rythme lent et régulier de sa respiration. Assise à côté de lui, Rachel lui caressait le front avec douceur en fredonnant.
– ce qu’il a l’air paisible…, murmura-t-elle.
En guise de réponse Nick grogna et s’approcha d’une commode. D’un des tiroirs, il sortit une paire de menottes et retourna près du lit. Délicatement, il souleva la main gauche de Sam et referma la menotte sur sa poignet.
– Ca ferait presque de la peine, dit Rachel. Il est si mignon.
– Faut pas s’attacher, ma chérie. Rappelle-toi de ce qui s’est passé avec les cochons. Tu n’aurais jamais dû leur donner un nom.
– T’en fais pas, répondit Rachel en écartant une mèche du visage du petit. Je m’attacherai pas.
Ils portaient tous du vert.
Comme des soldats.
Comme Tish.
Il leva les yeux vers elle, et elle lui sourit.
- Tout va bien se passer maintenant, dit-elle.
Pourquoi ne la croyait-il qu'à moitié ?
Autour de lui, le monde se mit à tourner.
S'il n'avait déjà vidé le contenu de son estomac, il l'aurait fait sur le champ.
Pourquoi ne croyait-il pas un seul mot de ce qu'elle lui disait ?
- T'es vraiment bizarre, tu sais ?
- Pas bizarre, différent, nuança le Kid. Mon grand-père disait toujours que j'étais à moitié génial, à moitié débile, et à moitié maboul.
- ça fait trois moitiés, ça.
- Différent, je te dis...