Les rumeurs se moquent de la vérité.
Dès les premiers temps lorsque l'être humain a entrechoqué des cailloux en s'émerveillant du feu, notre espèce a toujours voulu raconter. Jusqu'à ce que les étoiles disparaissent une par une comme des lampes qu'on éteint, il y aura des récits aussi longtemps qu'il restera des gens.
En me retournant, j'ai aperçu l'extrémité de GunterStrász entre les immeubles de brique sale, par-delà les limites de la cité. Le vent soulevait des immondices. On aurait pu se trouver n'importe où. Une vieille dame s'y éloignait lentement, d'un pas bancal, pataud. Elle a tourné la tête vers moi. Comme sa démarche m'avait frappé, j'ai croisé son regard. Voulait-elle me dire quelque chose ? D'un coup d’œil, j'ai évalué sa tenue, sa façon d'avancer, de se tenir, de me fixer...
Un sursaut violent : je m'étais rendu compte qu'elle n'était pas du tout sur GunterStrász, et que je n'aurais jamais dû la voir.
L'être humain n'aime rien tant que cataloguer les évènements & phénomènes qui ponctuent son existence.
Certains s'en plaignent, demandent : "Pourquoi faut-il toujours tout mettre dans des cases ?" & jusqu'à un certain point ils n'ont pas tort. Mais ce penchant passionné pour la division, la subdivision, l'étiquetage, a injustement mauvaise presse. Les tris conceptuels de cet ordre sont inévitables. Ils constituent un système de défense de la raison, contre ce qui autrement nous ferait l'effet d'un chaos absolu.
Tolkien est le kyste sur le cul de la littérature fantasy. Son œuvre est massive et contagieuse : vous ne pouvez l’ignorer, n’essayez donc même pas. Le mieux que vous puissiez faire, c’est d’essayez de crever l’abcès. Car il y a beaucoup à exécrer : sa suffisance wagnérienne, ses aventures bellicistes en culotte courte, son amour étriqué et réactionnaire pour les statu quo hiérarchiques, sa croyance en une moralité absolue qui confond morale et complexité politique. Les clichés de Tolkien (elfes, nains et anneaux magiques) se sont répandus comme des virus. Il a écrit que le rôle de la fantasy était de « réconforter », créant ainsi l’obligation pour l’écrivain de dorloter le lecteur.

Quelqu'un m'observait. On aurait dit une vieille femme. Je la distinguais à peine dans l'obscurité, en tout cas aucun détail de son visage, mais il y avait quelque chose de curieux dans sa posture. J'ai embrassé du regard sa tenue, mais impossible de décider dans quelle ville elle se trouvait. De tels moments d'incertitude sont fréquents, seulement, celui-là s'est étiré beaucoup plus longtemps que la normale. Et, loin de refluer, mon inquiétude a augmenté, comme la localisation de cette personne refusait de se clarifier.
J'en ai vu d'autres parmi des ombres similaires, pareillement difficiles à débrouiller, émergentes, en quelque sorte : ne m'approchant pas, ne se déplaçant même pas - mais leur immobilité les rendait plus nettes. La vieille a continué à me dévisager, puis fait un ou deux pas dans ma direction : soit elle était à Ul Qoma, soit elle rompait.
Ça m'a fait reculer. Une fois, puis, deux. Il y a eu une pause malsaine, puis finalement, comme par un écho décalé, elle et les autres m'ont imité et nous avons soudain disparu dans une obscurité commune.

Quand le maire avait déclaré que la Ville ne pouvait prendre en charge les indigents, des structures alternatives s’étaient constitués. Pour faire honte aux décideurs de Nouvelle-Crobuzon, ou par désespoir, divers groupes s’étaient mis à fournir des systèmes d’assistance sociale. Inadaptés et submergés, et qui essaimaient à mesure que chaque secte se mettait sur les rangs.
Car à Crâchatre, les sociétés de bienfaisance se trouvaient sous la coup des sectes : la prise en charge des vieux, des orphelins ou des pauvres était assurée par des hiérophantes, des moines et des religieuses. Avec leurs ersatz d’hôpitaux et leurs cantines gratuites, les églises apostâtes et zélotes se gagnaient un crédit auquel mille années de prêche n’auraient pu parvenir. Devant cette situation, pour compléter ses pugilats en public, le parti de la Nouvelle Plume avait lancé ses propres organisations humanitaires – c’est-à-dire réservées aux Humains. Les dissidents, quant à eux, ne pouvaient suivre, risquant l’arrestation dès qu’ils apparaissaient au grand jour.
Malgré leur dressage, les médicaments, la liaison et les coercitions, certains n'avaient tout simplement jamais possédé l'empathie nécessaire pour feindre de faire esprit commun, n'étaient jamais restés que deux sosies. Beaucoup relevaient de la maladie mentale, à des stades divers. En dépit d'un potentiel théorique en Langue, ils étaient instables, vindicatifs, mélancoliques. Dangereux. Certains pensionnaires devaient leur folie au clivage. Eux, contrairement à Bren, n'avaient pas réussi à survivre à la mort d'un double. C'étaient des demi-êtres brisés.
Ne la traite pas comme une petite fille, se dit Saul avec circonspection. Ne la traite pas avec condescendance.
''Les rats ne me font pas peur, non, dit-il prudemment. Je les comprends.''
- Ils m'ont foutu une trouille d'enfer. J'ai cru qu'ils étaient venus me prendre !
- Oui, j'en suis vraiment désolé. Je ne savais pas qu'il y avait quelqu'un quand je les ai envoyés dans la ruelle.
- C'est dingue, que tu puisses faire ça. Je veux dire faire ce que tu veux à des rats. Elle eut un bref sourire.
Saul ne répondit pas. Il regarda autour de lui, mais les rats restaient cachés.
Il se retourna vers sa compagne dont les yeux s'agitaient comme des mouches.
- Tu sais ce qu'est la Langue pour eux, a dit Bren. Ce qu'ils entendent à travers les mots. Alors, s'ils perçoivent des termes qu'ils comprennent, ils savent qu'il s'agit d'une parole, mais fracturée. Les Légats parlent avec une unité empathique, c'est notre boulot. Seulement, quand cette unité est à la fois présente et absente... (Il a marqué un silence.) C'est une impossibilité. Tel que ça se présente sous cette forme-là. Une impossibilité qui les grise. Du coup, ils en deviennent accros. C'est une hallucination, c'est-là-et-pas-là, et cette contradiction les fait planer.