Librement inspirée d’un fait historique du XIIIe siècle, La Croisade des Innocents est le nouvel album de bande dessinée de Chloé Cruchaudet, auteur de Groënland Manhattan (Prix René Goscinny en 2008), Ida, tome 1 : Grandeur et humiliation (Meilleur album de l’année au FIBD, en 2010), ou encore Mauvais genre (Prix Landerneau en 2013, Grand Prix de la Critique/ACBD et Prix du Public Cultura, en 2014).
À travers une aventure teintée de moments légers, poétiques et graves, ce récit de 176 pages propose une réflexion sur la nature humaine et la religion.
J’ai lu il y a longtemps un très mince article sur le sujet dans un magazine d’histoire, et régulièrement j’y repensais. Au fil des années, j’ai pris quelques notes sur le sujet, accumulé de la documentation, puis un jour, je me suis lancée. J’ai toujours trouvé cette période du XIIIe siècle passionnante, et pour moi cette histoire avait le potentiel de rassembler des thématiques sur lesquelles je m’interroge beaucoup : la survie en groupe, les croyances, l’innocence... Ce « road trip » mené par une troupe enfants, était donc une base idéale pour construire un récit mêlant tout ceci.
Je m`en suis juste inspirée pour inventer les personnages, et j`ai tout imaginé de ce que pouvait être leur parcours. Il ne reste vraiment que très peu de traces de cette histoire, au point que certains historiens mettent son existence même en doute. On a des témoignages tardifs qui laissent penser qu`à un moment donné ils ont été considéré comme des "voyous" qui pillaient tout sur leur passage. Celui aussi très étonnant, selon lequel ils auraient été plusieurs milliers à leur arrivée à Marseille. En revanche, la fin (que je ne dévoilerais pas...) semble avérée : on sait jusqu`où ils ont pu arriver, et ce qu`il est advenu de certains d`entre eux. De toute manière, si tout avait été connu sur cette histoire, cela ne m`aurait pas intéressée. Alors que faire cet effort d`imagination, me mettre dans leur peau pour comprendre ce qui les avait poussés à entreprendre ce voyage insensé, c`était vraiment passionnant.
Non, mon objectif était juste la cohérence. J’ai malgré tout essayé de rendre compte des spécificités de l’époque, comme par exemple la mise en apprentissage des enfants : très jeunes, ils se retrouvaient parfois loin de leur famille, à devoir apprendre un métier, et la manière dont ils étaient traités variait d`un endroit à l`autre. Dans le livre, j`ai décrit des conditions difficiles pour justifier aussi leur départ, mais ce n`était pas forcément le cas partout. Il y a quelques recherches portant sur l`enfance au Moyen Âge, c`était très intéressant de découvrir quel pouvait être leur emploi du temps quotidien, leurs jeux, ce qu`ils mangeaient... J`ai même essayé certaines recettes pour me mettre vraiment à leur place, et c`était... étonnant. Mais sinon, je ne pense pas qu’il y ait d’énormes différences entre les enfants de cette époque et ceux de maintenant : les besoins de jouer, de sécurité, de sociabilité, restent des fondamentaux, et permettent à mon avis aux lecteurs de se sentir proches d’eux malgré l’éloignement historique. J’ai pris le parti d’être plus dans l’évocation que dans le réalisme. Avant tout mon but était que les lecteurs trouvent l`univers et les personnages vraisemblables, et soient embarqués dans cette aventure. Je suis sûre que les historiens spécialistes du Moyen Âge trouveront à redire... Ce n`est pas grave à mon sens, je suis consciente de m`être emparée de cette histoire avec mes préoccupations de personne vivant au XXIe siècle.
Ce qui m’intéressait dans cette histoire, c’était cette idée de survie avec des cerveaux immatures. Comment trouver des solutions à des problèmes très pragmatiques, quand on ne sait pas gérer ses émotions, mais qu’on a plein d’imagination ? Selon moi, tout est encore plus fort, plus intense quand on est enfant. Et surtout cela me permettait d’introduire cette tension autour de leur innocence supposée : Ils se considèrent comme des enfants purs, protégés par le Christ pour cette raison, mais en même temps la dureté du chemin va les faire vieillir très vite. Inéluctablement, ils se dirigent vers le monde qu’ils rejettent : le monde des adultes.
J’ai essayé de donner une teinte à chaque séquence qui correspondait selon moi à l’émotion de cette scène. Bien entendu, c’est très subjectif. Et j’ai mis de coté une fois de plus la vérité historique, car même dans la paysannerie les vêtements avaient parfois des teintes vives, qui pouvaient être variées. Mais je ne voulais pas distraire le lecteur avec un tas de couleurs un peu partout, j’ai donc fait ce choix. Etat d’esprit, d’ambiance.
A part le questionnement autour de la pureté, de l`innocence supposée des enfants, je me suis beaucoup intéressée à la construction des religions. Comment on invente des mythes pour des raisons pragmatiques, et comment on manipule les gens pour qu`ils adhèrent à ces croyances. L`être humain est ainsi fait, que l`on fini par croire soi-même à ses propres mensonges... Le protagoniste, Colas, devient lui-même une sorte de Christ, et j`ai construit les personnages autour de lui selon le modèle des apôtres. Une mise en abyme pour tenter de comprendre comment les croyances naissent, et comment elles donnent lieu à des dérives. Il faut bien garder en tête à quel point les croisades de cette époque ont été d`une manière générale des prétextes pour commettre des barbaries.
En réalité, il y a deux croisades d’enfants qui sont presque parties en même temps : une du nord de la France, une d’Allemagne. Je ne sais pas s’il y en a eu beaucoup d’autres. En écrivant ce récit, j’ai pensé plutôt aux enfants ou très jeunes adultes qui mènent à l’heure actuelle une guerre sainte au nom de l’islam. Un embrigadement motivé à la base par de belles paroles, qui ont pour résultat des dérives terribles. Comme il y en a eu à différentes époques, au nom de différentes religions. La manipulation sous couvert de religion m’est insupportable... S’inventer ses propres histoires qui finissent par constituer des guides, des échappatoires, peut bien sûr être salvateur. Mais le succès des religions tient beaucoup plus à du bourrage de crâne avec des inepties qui finissent par devenir un dogme... J’ai essayé de déconstruire le phénomène à travers cette histoire pour mieux le comprendre.
J’ai beau chercher, je n’arrive pas à trouver un livre en particulier.
La Montagne magique de Thomas Mann.
Charlie et la Chocolaterie de Roald Dahl.
Belle du Seigneur d`Albert Cohen.
Frankie Addams de Carson McCullers.
« Ah! je t`aime Julie, tellement que je boufferais ta merde. »
Louis-Ferdinand Céline
La Terre des fils de Gipi. Une merveille d’horreur, un chef-d’oeuvre.
Découvrez La Croisade des Innocents de Chloé Cruchaudet, aux éditions Soleil :
Entretien réalisé par Guillaume Teisseire.
Quel est le prénom du détective favori d'Agatha Christie ?