Citations de Christel Diehl (30)
« La mère s’aperçoit qu’elle a toujours considéré l’hygiène et le confort comme définitivement acquis. » (p. 33)
Avant Enola Game, elle se sentait submergée par le flux d'informations qui l'assaillait chaque jour. Internet était devenu pour elle un fleuve charriant devant ses yeux d'orpailleur des milliers de pépites qu'elle ne pouvait toutes saisir . Un sentiment de panique l'étreignait parfois quand elle prenait la mesure de toutes les connaissances qui ne seraient pas mes siennes. De tous les messages qu'elle ne lirait pas. De toutes les expériences qu'elle ne tenterait pas. De tous les départs qui seraient pris sans elle. Les psychiatres appelaient cela « syndrome de débordement cognitif ». (p.18)
Les livres rescapés la nourrissent et l'enivrent. Quand elle n'a plus envie d'écrire, elle a encore faim de lire. Alors, elle lit passionnément, elle lit goulûment, jusqu'à l'épuisement. Et sa troupe de spectres familiers ne la quitte pas même dans le sommeil.
Dans les ténèbres de ses rêves, elle tombe amoureuse d'un lutteur rencontré dans un hôtel du New Hampshire, puis d'un privé du Montana, qu'elle quitte après un dernier baiser. Passagère du vent, elle décide ensuite de rallier l'Europe. Après une douce ballade de la mer salée, elle fait une escale idéalement épicurienne dans les bras d'un crétois qui la traite de souris papivore."
Mais plus jamais non plus de lettre d'amour ou d'amitié que l'on tire fébrilement de son enveloppe pour caresser son encre, la respirer la lire et la relire.
Elle s'aperçoit qu' Enola Game revêt maintenant deux sens dans sa sémantique intime. Elle a d'abord choisi ces mots pour pour désigner un repère chronologique, et petit à petit, Enola Game est devenue l'ère qu'elle a inaugurée. Enola Game comme une pâte de temps qui s'étire depuis le premier jour, invasive et informe, constituée de molécules dont on ne connaît pas le degré de nocivité. Intuitivement, elle a choisi le gendre féminin. Le même que celui du mot tumeur, qui peut comme chacun sait être bénigne ou faire la maligne.
Et si l'on doit mourir demain, autant mourir mal élevé ou bien imbibé.
Elle se dit aussi qu'elle n'a pas toujours su appliquer elle-même la métaphore de l'escalier. Qu'elle n'a pas toujours su chérir l'unicité des jours. Ni reconnaître que chaque marche, même ébréchée, même ratée, participe de l'ascension. (p.41)
Depuis quelques jours, des avions passent au-dessus de leurs têtes et font trembler les vitres. Des explosions retentissent. La mère évoque des feux d'artifice. La petite dit : ça dure longtemps, le Carnaval, cette année.
Elle a vu des enfants livrés au désarroi du blanc-seing, broyés par la permissivité de parents insouciants. Elle sait que l'amour passe aussi par le cadre qui censure et qui rassure. (p.60)
Et quand bien même l'un de tes jours t'a semblé être un jour de désespoir, un jour de reculade, un jour trébuché, redresse la tête et vise de nouveau les cimes. (p.40)
Elle mesure la chance qu'elle a eue de naître face à des livres et des choix, plutôt que des outils et des devoirs.
« Elle voudrait que sa fille n’ait pas besoin de subir l’épreuve de la prodigalité pour apprendre à suspendre mille fois le temps et choisir de révérer mille choses, que sa fille, d’instinct, ne claque jamais les volets au nez du printemps. » (p. 41)
« Elle respecte le rituel matinal du maquillage comme les quelques autres habitudes qu’elle a pu conserver. Il s’agit de baliser les journées pour ne pas se perdre dans le néant. Elle refuse de donner à son enfant l’image d’une femme qui se laisse aller. » (p. 50)
« Elle se demande comment on en vient à se laisser aller. Au bout de combien de temps. Elle se demande ce qu’il faut de lassitude pour faire pencher la balance du côté du renoncement. » (p. 97)
Elle se jure que si elle triomphe de cette épreuve, elle jettera son énergie dans l'effacement de ce mot haineux,calamiteux:eux.Qu'elle s'en ira chanter les louanges du nous qui ne divise pas,qui n'exclut pas.Du nous qui réunit.Un pronom qui se suffirait enfin à lui meme comme sujet des relations humaines.
confronté au choix étourdissant que lui offrait cette discothèque quasi-infinie, elle écoutait presque moins de musique que jadis, lorsqu'elle s'offrait de temps à autre un disque convoité, se hâtait de rentrer à la maison, déchirait son emballage plastique avec fébrilité et se calait dans un fauteuil pour jouir ad libitum de la mélodie.
Elle a vite compris que le seul moyen de tenir la folie à distance consiste à traverser chaque journée comme un nageur fend l'eau fermée, sans chercher à imaginer la nature des flots à venir.
« Elle ne se fait pas d’illusions. Elle sait que chaque époque est capable de générer sa propre barbarie. Il suffit d’un déclic et les pires instincts se réveillent. Depuis plusieurs jours, des hordes sillonnent les rues. » (p. 71)
Le spectre de la quarantaine ne la hante plus jamais.Enola Game l'a débarrassée de sa vanité en lui volant son insouciance.
"Quand elle se réveille, elle sait exactement pourquoi elle a rêvé de bois et cette pensée la glace : elle a déjà fait brûler tous les meubles. Il ne reste plus que le coffre en chêne que son père a fabriqué et que sa mère lui a offert quand elle a emménagé dans cette maison. Elle ne se sent pas la force de lever la hache sur le plus beau souvenir qu'elle garde de lui. De ses mains d'ébéniste à ses heures.
Elle préfère se résigner à avoir froid".