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Citation de belette2911


Au milieu du terrain vague, près du concasseur rouillé, deux jeunes garçons se disputent la commande d'un cerf-volant à entoilage vert et rouge. Une petite fille, contemplative, est assise sur un monticule de gravats. Plus loin, deux bicyclettes montent et redescendent une dune de terre battue.

Louis Deblé s'est arrêté. Lèvres serrées. Poings fermés, qu'il cache vite au profond de ses poches. Peut-être pour se donner du courage et surmonter son émotion il se courbe légèrement. Ses yeux embrassent le décor. Longuement.

J'ai l'impression qu'il n'aperçoit pas les enfants. Sur la gauche, un lotissement : maisons neuves, légères, bâclées. Tristes « villas » déjà vieilles après leur premier hiver. Seules les bordures des trottoirs sont en place. Tout le reste n'est que boue, flaques. Deux, trois jardins utilitaires.

Un homme maigre, en pantalon de treillis bleu, devant une baraque de bois, lave à seaux d'eau une Volkswagen noire. Derrière, en fond, la colline. Quelques haies, un platane, une petite route et là, enchâssée dans un bâtiment lourd, aux douze fenêtres de façade, la double porte. Double haute porte de bois.

Les fenêtres du rez-de-chaussée ont conservé leurs barreaux.

Louis Deblé s'est avancé :
- Il y a des jolis rideaux aux fenêtres !
Encore deux pas.
- C'est une chambre à coucher. Toutes ces pièces étaient des cellules. Combien d'hommes ont été torturés. assassinés dans ce bunker. Aujourd'hui, une famille s'est installée. . . Elle ne sait probablement pas.

Depuis une dizaine de minutes, son visage, sa voix, sa silhouette se sont transformés. Grave, pâle, défait, muscles noués, front plissé.

Il essuie une larme. Se reprend.
- Cette colline de Gusen, cette porte d'entrée, ce terrain vague où il y avait autrefois les blocks, enfin tout cela, c'est le paysage qui est resté définitivement gravé en moi. C'est ce que je dis souvent à ma femme et à mes enfants. Je n'ai pas besoin de fermer les yeux pour revoir Gusen. C'est le paysage qui m'est le plus familier.

Gusen. 350 mètres de long sur 150 de large. Trente-sept mille morts d'avoir trop souffert, trente-sept mille morts de faim, trente-sept mille morts d'avoir été trop battus.

Nous nous arrêtons devant le mémorial coincé entre trois murs du lotissement.

- Trente-sept mille morts. Et presque personne ne le sait. Qui connaît Gusen ? Il est vrai que nous ne sommes qu'une poignée de survivants. Vous voyez ce mémorial ? Tout allait être détruit, rasé. . . le lotissement. Alors nous avons acheté le terrain sur lequel se trouvait le crématoire. Nous nous sommes cotisés, d'anciens déportés français, belges, italiens, pour acheter notre crématoire et nous avons construit, sur souscription, le mémorial. Et là, à la place du camp, les gens vivent.

Je vous avoue que j'en suis bouleversé. C'est la troisième fois que je reviens ici. la première, en 1948, il y avait encore quelques baraquements, le crématoire dénudé. Il n'y avait pas encore de maisons. mais un champ de pommes de terre. J'étais avec un de mes amis, rescapé de Gusen.

Il nous a pris une espèce de rage folle, nous avons posé la veste et nous nous sommes mis à arracher les pommes de terre. Je ne sais pourquoi. Une sorte de réaction... tellement ça nous paraissait monstrueux qu'à 10 mètres du crématoire, là où des milliers de gens sont morts, dans des souffrances atroces...
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