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Citation de hcdahlem


(Les premières pages du livre)
Kamar
En premier, c’était le bruit – ce bruit. Nous étions partis depuis des heures, la nuit était tombée, impossible de compter. Et ils m’avaient pris mon téléphone dès le début, parce que le prix du passage avait augmenté, une femme seule avec une gamine, c’est dangereux, plus cher, ils insistaient. J’ai protesté, vous étiez d’accord, mon oncle vous a payés… Ils ont simplement ri, une main s’est tendue vers les cheveux de ma fille, une autre vers moi, je les ai repoussées et je leur ai donné ce qu’ils exigeaient. Je n’avais pas le choix.
Depuis que les fourgonnettes s’étaient arrêtées devant nous en projetant sur nos chevilles une giclée de poussière, j’avais peur. Les chauffeurs ne sont même pas descendus, une main a donné une claque sèche sur la portière ; mon oncle s’est avancé pour ouvrir la porte du véhicule le plus proche. Il m’a fait signe de monter. Je l’ai regardé. Le blanc de ses yeux était strié de veinules rouges, le bord de ses paupières tout fripé, comme desséché de l’intérieur. Un morceau de tissu brûlé autour de son regard triste. Je me suis détestée de m’accrocher à ça ; il y a tant de façons de dire adieu, celle-là était la pire, rester muette, mon enfant serrée contre moi, ne pas trouver une seule larme à lui offrir, pas un mot, même pas un semblant de sourire.
Il s’est baissé, a soulevé Hana – les toutes dernières secondes, je n’ai pas pu les retenir, elles se sont dissoutes dans le rugissement des moteurs. J’ai peut-être posé le front sur la toile rêche de sa veste, respiré une dernière fois son odeur de vinaigre et de cumin, l’odeur de ma cuisine et de celle de ma tante ; j’ai peut-être trouvé là, dans ce souvenir des jours heureux, de quoi mouiller mes yeux.
Ça n’a pas duré. Pour pleurer, il faut en avoir le temps, il faut être seul et laisser le chagrin venir. Et du temps, je n’en avais pas. Pour Hana, je devais me durcir, comme la lame d’un couteau, capable de percer et trancher, de nous ouvrir une voie. Vers quoi ? Je n’arrivais même pas à l’imaginer. Un abri où respirer, écarter la peur.
Et pleurer, oui, comme ce serait bon, alors, de pleurer.

Nous étions nombreux dans la fourgonnette, plusieurs familles, un bébé criait, la femme qui le tenait lui donnait à téter un coin de tissu mouillé. Trempé dans de l’eau sucrée, peut-être. Elle n’était pas sa mère, cela se voyait. Je n’ai pas osé demander ce que celle-ci était devenue, tant de choses avaient pu se produire, tant de drames, chacun gardait le sien bien plié sous ses vêtements et se taisait. L’enfant, lui aussi, a fini par se taire, hoquetant à petits sanglots épuisés. Il apprenait. À rester silencieux, à se faire petit. Un peu de jour filtrait encore par les trous de la bâche, je voyais les têtes, en face de moi, osciller en cadence, oui, signifiaient-elles, oui, je suis d’accord. Faites de moi ce que vous voulez, vous aurez tout, mon argent, mes prières, ma reconnaissance. Je ne sentirai rien, ni la soif, ni la faim, ni la saleté lentement cristallisée sur ma peau, accumulée entre mes orteils et sous mes ongles. Je ne crierai pas. Mon corps évidé ne demandera plus à se soulager. Mes yeux se fixeront sur le néant, ouverts et aveugles.
J’obéirai.

À mesure que les kilomètres défilaient, ma langue gonflait dans ma bouche, couverte de cette poussière salée jaillie du sol piétiné. Je ne voulais pas boire, pas encore, je gardais l’eau de la petite gourde donnée par ma tante pour Hana, quand elle se réveillerait. De l’eau du puits dans laquelle elle avait plongé une de ses dernières feuilles de menthe séchée, conservée dans un sachet de gaze à l’abri des insectes. « La menthe, m’avait-elle chuchoté bien des fois, est l’amie de la cuisinière. Quand je prépare un repas spécial, je frotte la table avec de la menthe. Son parfum éveille l’appétit, elle fait le ventre léger et la conversation agréable. Garde toujours de la menthe sur toi, kbida. »
Une seule feuille. Je ferais boire ma fille, et ensuite je m’accorderais une gorgée, une merveilleuse gorgée. La maison que je venais de quitter y serait contenue tout entière, la maison d’avant, avec son jardin et sa cour ombragée, ses chambres fraîches, son dallage poli, doux aux pieds comme la caresse d’une paume enduite d’huile de nigelle. La maison délivrée de ses gravats et des bâches qui remplaçaient une partie du toit, celui qui avait été touché par une bombe quelques semaines plus tôt.
La maison.
Il ne fallait peut-être pas boire cette eau. La moindre goutte suffirait à faire vaciller ma résolution. Je me voyais serrer Hana contre moi, me lever, enjamber les corps affaissés et sauter de la camionnette, je me voyais courir sur la route poudreuse, mon voile flottant derrière moi. Je nous voyais aussi couchées derrière un talus, mortes. Tant d’autres n’étaient pas allés jusqu’au bout du voyage. Les passeurs n’attendaient personne, et ils n’avaient aucune pitié. Nous le savions tous, même si nous faisions semblant de l’ignorer. Même si les rares phrases qui circulaient exprimaient un optimisme forcé : tout irait bien. La traversée serait courte. Nous serions bien accueillis. Ceux qui ont envie de travailler trouvent toujours un emploi, un toit, un coin de terre. Mon père le disait souvent, et il savait de quoi il parlait, mon père, il n’avait pas pris un jour de repos de toute sa vie. La mort l’avait saisi au coin de son champ, une pierre dans chaque main. En tombant, il ne les avait pas lâchées. Il ne voulait pas, probablement, qu’elles s’enfouissent à nouveau, gâchant une minute de dur labeur.
Les mères ne cessent de prier pour leurs enfants, et qu’importe le dieu auquel elles s’adressent, qu’importe même si elles implorent un ciel vide. Pendant des mois, j’ai prié, le cœur dévasté, pour que ma fille me soit enlevée, qu’elle vive en paix loin de moi, de ce pays ravagé. J’ai prié aussi pour ne jamais la quitter du regard, pour mourir avec elle s’il le fallait, avant elle, pour ne jamais voir couler son sang. Aujourd’hui, je veux seulement qu’elle ne sente pas le froid de la nuit. Quand les véhicules ont stoppé, je l’ai enveloppée dans une chemise de son cousin, trop grande, j’ai noué les manches autour de sa taille, soufflé dans le col qui bâillait, elle serait réchauffée, habillée de mon haleine. Je ne pouvais pas lui donner plus.

Mes pieds ont repris contact avec le sol. J’ai cru qu’il pleuvait, mais la bruine qui humectait mon visage avait un goût salé. Machinalement, j’ai léché mes lèvres. Pas de quoi apaiser ma soif, surtout avec le sel, juste de quoi imaginer que le renflement de ma chair était comestible, tendre et saisi à point, que je pouvais y mordre pour me réconforter. Depuis combien de temps n’avais-je pas préparé et savouré un vrai repas ?
Quelqu’un a crié un ordre, et nous avons commencé à marcher dans l’obscurité, vers cette rumeur grandissante, rythmée. Je savais que c’était la mer mais aucune image ne me venait, je ne l’avais vue qu’une fois, elle était bleue, luisante et docile, et venait lécher mes pieds nus comme un chat familier. Nous avions pique-niqué sur la plage, les enfants couraient, tête levée vers un cerf-volant dont les rubans frissonnaient et claquaient. Cette nuit, c’était un monstre qui bramait sa faim, il nous attendait, la gueule ouverte, prêt à nous avaler. Les genoux d’Hana pressaient ma taille, elle respirait dans mon cou, je sentais son souffle. Elle se faisait légère, et pourtant j’avais l’impression de porter sur mon dos tout ce que je venais de quitter et tout ce qui avait déjà disparu, les visages aimés, les voix, les pièces pleines des objets accumulés au cours des années, le coussin sur lequel je couchais ma fille quand je l’allaitais, le collier hérité de ma mère et son cahier de recettes, les tasses dont il ne restait plus que des tessons, le vase en verre qui avait volé en éclats au premier souffle des bombardements, j’en avais ramassé un éclat, j’aimais tellement ce bleu, et je l’avais gardé, rangé au fond de mon sac à dos, sans savoir pourquoi.
Peut-être serais-je obligée de le jeter dans les vagues pour que le monstre accepte de nous laisser vivre. Mais c’était une idée d’enfant, une idée d’avant, quand le fil des légendes brillait encore dans la trame de notre vie.
Qui s’était déchirée. Et qui ne pourrait jamais être réparée.
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