Politiser l’histoire longue de l’Anthropocène, penser ensemble cet âge dans lequel l’humanité est devenue une force géologique majeure
« ce qui nous arrive n’est pas une crise environnementale, c’est une révolution géologique d’origine humaine ». Cette révolution, comme toute révolution, ne surgit pas du néant, les auteurs soulignent que « L’opposition entre un passé aveugle et un présent clairvoyant, outre qu’elle est historiquement fausse, dépolitise l’histoire longue de l’Anthropocène ». Histoire et politique.
Anthropocène, nouvelle époque géologique, les sociétés humaines sont devenues « une force d’ampleur tellurique ».
Pour les auteurs, l’Anthropocène ne doit pas être tenu pour une chose, mais pour un événement, ce qui implique d’analyser son histoire, de renouer avec les questionnements antérieurs, d’explorer les futurs non advenus, les bifurcations possibles non empruntées et de se poser les questions de nos futurs, « si le dérèglement écologique atteint une dimension jamais égalée, ce n’est pas la première fois que des humains se posent la question de ce qu’ils font à la planète ».
Sommaire :
Première partie : Ce dont l’anthropocène est le nom
Bienvenue dans l’Anthropocène
Penser avec Gaïa – Vers des humanités environnementales
Deuxième partie : Parler pour la terre, guider l’humanité – Déjouer le grand récit géocratique de l’Anthropocène
Clio, la Terre et les anthropocénologues
Le savant et l’anthropos
Troisième partie : Quelles histoires pour l’Anthropocène ?
Thermocène – Une histoire politique du CO²
Thanatocène – Puissance et écocide
Phagocène – Consommer la planète
Phronocène – Les grammaires de la réflexivité environnementales
Polémocène – Objecter à l’agir anthropocène depuis 1750
Conclusion : Survivre et vivre à l’Anthropocène
« L’Anthropocène se caractérise bien par le fait que « l’empreinte humaine sur l’environnement planétaire est devenue si vaste et intense qu’elle rivalise avec certains des grandes forces de la Nature en termes d’impact sur le système Terre » ». Les auteurs analysent, entre autres, les impacts de l’activité humaine, les changements brutaux entraînés par de faibles variations de température moyenne, les cycles bio-géochimiques (eau, azote, phosphate, carbone, etc.). Ils soulignent « un essor inouï de la mobilisation humaine d’énergie » et les « changements d’échelle survenus depuis la révolution industrielle » et invitent à des investigations « au croisement des sciences naturelles et des humanités ».
Politique et histoire, contre les « externalités » des économistes, le développement durable qui ne répond pas aux nouveaux états de la planète, « porteurs de dérèglement, pénuries, violences qui la rendront moins aisément habitable par les humains », contre le simple terme de « crise », désignant un état transitoire, « or l’Anthropocène est un point de non retour », « Les traces de notre âge urbain, industriel, consumériste, chimique et nucléaire resteront pour des milliers voire des millions d’années dans les archives géologiques de la planète ». Il est donc difficile de prédire ce que pourrait être l’avenir, vu l’ampleur des perturbations générées par nos sociétés.
Il s’agit donc encore de politique pour parler de « notre » impuissante puissance, pour ouvrir les portes d’un autre futur prenant en compte les contraintes fortes. « Face à l’imprédictibilité forte des écosystèmes et de la Terre, les incertitudes sont structurelles et il ne s’agit plus de croire tenir le curseur d’un compromis durable. Il s’agit d’imaginer les contours – difficilement objectivables mais collectivement imaginables et discutables – de la résilience »
L’anthropocène comme enjeu politique et comme catégorie des sciences du système terre, contre les réductions technocratiques ou les fuites en avant industrialisantes. « L’anthropocène est politique en ce qu’il implique d’arbitrer entre divers forçages humains antagonistes sur la planète, entre les empreintes causées par les différents groupes humains (classes, nations), par les choix techniques et industriels, ou entre différents mode de vie et de consommation ».
Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz proposent de refonder de « nouvelles humanités environnementales », d’interroger notre conception de la liberté et de la démocratie et leurs bases matérielles…
Dans la seconde partie, les auteurs soumettent les anthropocénologues à une critique détaillée. Entre autres, sur l’oubli des alertes environnementales dans le passé, le récit global et de-historicisé de la coévolution de l’espèce humaine et du système terre, la réduction de l’histoire à des graphes, des courbes, des statistiques, leur simplification du monde, la fabrication d’une activité humaine, « Le récit dominant des anthropocénologues fabrique une humanité abstraite, uniformément concernée, voire, implicitement, uniformément coupable ». Universalisme abstrait sans classes sociales, système de genre, cultures diversifiées, dominations et exploitation, etc., réduction de l’humanité « comme agent universel, indistinctement responsable ».
A cela, les auteurs opposent très justement : « Une rencontre fructueuse entre les sciences du système Terre et les humanités environnementales ne renoncerait pas à penser les asymétries et les inégalités sociales, mais explorerait au contraire comment elles se co-construisent mutuellement – aux diverses échelles y compris globales – avec la distribution des flux de matière et d’énergie par les dispositifs économiques, politiques et technologiques ». Ils détaillent le rôle des disparités de richesses, de l’élargissement des inégalités, des constructions politico-économique comme le marché des céréales de Chicago, pour souligner la « différenciation des responsabilités et des incidences entre les classes, les sexes, les peuples… ». J’ai particulièrement apprécié, leur insistance sur « la marginalisation des savoirs et des alertes », la critique de la téléologie du progrès, les citations de René Char et d’Henri Michaux.
Dans la troisième partie, Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz présentent une histoire politique du CO², des analyses sur la puissance et l’écocide, sur la consommation de la planète pour proposer des grammaires de la réflexivité environnementales.
Thermocène. Les auteurs parlent, entre autres, des additions des sources d’énergie, des services énergétiques et de leur inefficacité, de la place des choix politiques, militaires et idéologiques, de la nécessaire re-politisation de la domination des énergies fossiles, de l’aberration thermodynamique du chauffage électrique, de la place de la périurbanisation et de la motorisation des sociétés occidentales, de la « responsabilité écrasante dans le changement climatique des deux puissances hégémoniques du XIXe siècle (Grande-Bretagne) et du XXe siècle (les États-Unis », des liens entre crise climatique et entreprises de domination globale, des sens de la pétrolisation…
Thanatocène. Les guerres mondiales, la décroissance des coûts de destruction, la place des complexes militaro-industriels, les conséquences environnementales des guerres, la brutalisation de la nature, la culture de l’annihilation en lien avec la guerre et la chimie, la place de la guerre dans la globalisation économique, l’histoire de la conteneurisation, la non-taxation des carburants d’avion, etc.
Phagocène. Les auteurs analysent, entre autres, la fabrique et la puissance du consumérisme, la naturalisation du désir de consommation, inculcation historique de la discipline du travail, la création des marchés « capables d’absorber les nouvelles capacités productives des usines tayloriennes », les marques, les chaînes de distribution, l’obsolescence programmée, le rapport au désirable, l’alimentation fortement carnée, et sucrée, la culture du jetable sous couvert d’hygiène… Ils indiquent : « Le consumérisme n’est pas seulement un ordre économique. Il définit aussi un ordre temporel organisé autour de travail. Son triomphe a éclipsé de puissants mouvements sociaux pour la réduction drastique du temps de travail ». Si ce dernier point me semble très important, les analyses du consumérisme gagnerait à intégrer la notion de fétichisme de la marchandise. L’insistance mise sur la consommation, la circulation de marchandises, sous-estime le poids de la sphère de la production dans les rapports sociaux, le façonnage des individus, de leurs besoins. Quoiqu’il en soit, les auteurs ont raison de souligner « le rêve de l’american way of life fondé sur la maison individuelle en banlieue avec tout son équipement électrique ».
Phronocène. Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz reviennent sur les consciences passées de l’environnement, sur les dénonciations des pollutions industrielles au XIXe siècle, les doutes climatiques liés aux déforestation, sur les savoirs populaires sur les milieux, invisibles pour les historiens, sur le bouclage des cycles de la matière, sur la thermodynamique, l’épuisement des ressources, etc. « Circumfusa, climat, métabolisme, économie de la nature, thermodynamique, épuisement : ces six grammaires de la réflexivité environnementale dont nous avons esquissé une typologie devraient faire l’objet de travaux historiques, montrant en particulier leur articulation à des pratiques concrètes (le maintien du bon air, de la fertilité des sols, le recyclage), montrant également l’interaction entre leur formulation théorique et les problèmes politiques ». Les auteurs concluent sur la modernité pensant à la fois « l’homme comme produit par les choses environnantes » et favorisant le cadre de leurs altérations et de leurs destructions.
Polémocène. Il ne s’agit pas de parler anachroniquement d’écologie, « Mais une histoire condescendante des alertes et des controverses environnementales du passé, une histoire qui négligerait de donner la parole aux vaincus, aux alternatives marginalisées et aux « critiques oubliées qui n’ont cessé d’accompagner les mutations de l’ère industrielle » ne serait pas moins anachronique ». Les auteurs estiment qu’il faut contester « la dégradation matérielle de la planète » à la veille de l’industrialisation, à la veille de la révolution capitaliste. Ils évoquent les défenses de la foret, des droits d’usage, les luddites et la destruction des machines, les oppositions aux pollutions et aux nuisances, les bifurcations techniques et industrielles, les résistances non à la technique « mais contre « une » technique » en particulier et contre sa capacité à écraser les autres ». Ils soulignent que les historien-ne-s devraient « veiller à déplier l’éventail des alternatives existantes chaque moment ».
Dans leur conclusion, ils reviennent sur certains points traités, sur l’apprentissage pour survivre, « c’est à dire à stabiliser le système Terre dans un état un tant soi peu habitable et résilient, limitant la fréquence des catastrophes, sources de misère humaine ». Contre les visions dépolitisées de nos relations à l’environnement, Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz réaffirment « L’entrée dans l’Anthropocène est intrinsèquement liée au capitalisme, à l’État-nation libéral et à la genèse de l’empire britannique qui domine le monde au XIXe siècle et contraint les autres sociétés à servir son modèle ou à tenter de survivre ».
Vivre demain, signifie donc « se libérer des institutions répressives, de dominations et d’imaginaires aliénants », de penser et construire des émancipations hors du système capitalisme, du productivisme et des catastrophes…
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