Et si la poésie était dans le geste, dans le travail des mains, que celui-ci serve à élaborer un poème, ou pour constituer n'importe quel autre objet ?
Les deux poètes Christophe Claro et Yves Bichet expliquent au micro d'Olivia Gesbert ce qui fait selon eux l'essence de la poésie.
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L’époque t’interpelle ? Profite. Egare-toi, et en crabe avance, pince à pince, pas à pas, acquis à tous les heurts, toutes les vitrines, ton cœur rebelle à quelques baisers des nichons au sillon si étroit qu’y glisser l’imagination c’est déjà jouir sans entraves, alors laisse-toi éblouir par ce déluge de hasards que promet ce café, celui-là, oui !, si banal pourtant en sa bakélite inanité, avec ses pieds de chaises chromés, son zinc sale et ses œufs morts sur un carrousel d’alu, avec aussi son formidable flipper – oui, encore un ! -, ce flipper qui est un cercueil sonore au fronton duquel s’affrontent des divinités que tu donnerais éternellement gagnantes, mais qui vont perdre, oh n’en doute pas, et ce sous l’impulsion de tes deux index, soudain rusés, tel Ulysse dédoublé, vite, gagne Ithaque, empoche le spécial bonus qui claque, et reprends une bière, même tiède, même fade, ta paume toujours à l’exacte température du désir, car la nuit, la nuit qui aime à balbutier, s’entrouvre à peine à tes dépendances.
Mais la Maison mauresque n'est pas un décor, ou plutôt elle est davantage qu'un décor, autre chose qu'une simple villa-pastiche. C'est un livre, écrit à plusieurs mains, plusieurs cœurs, où il fait bon fermer les yeux, à l'écart des rumeurs - et ici la voix de Sénac en sourdine :
L'homme couché, le jour ne peut rien contre lui
il fuit sous des remparts il invente la terre
sur son lit est un vaisseau qui n'aborde nulle part
une cellule de monastère
un music-hall
et là, celle de Camus :
Mais qui se donne au temps de sa vie, à la maison qu'il défend , à la dignité des vivants, celui-là se donne à la terre et en reçoit la moisson qui ensemence et nourrit à nouveau.

::: sous terre on le sait les défunts pompéiens durent patienter sous trois mètres de terre pesante, calés voûtés pliés sous des tombereaux de lave, de pierres ponces, blanches puis gris verdâtre, de couches de sable volcanique et de lapilli, de cendre et de sable mêlés de bois calciné, et encore de la cendre, encore des lapilli, puis, enfin, couronnant le tout, la terre, rien que la terre, à fouler mille fois sous d’autres temps par d’autres hommes d’autres mémoires, d’autres mémoires d’hommes nus eux aussi,
::: et il faut attendre 1860 pour qu’une parodie de renaissance soit offerte aux cadavres vésuviens, et qu’un inspecteur des fouilles du nom de Giuseppe Fiorelli injecte du plâtre liquide sous pression dans les cavités ménagées par leurs corps défendus, travaillant ainsi à creux perdu, puisque telle est la formule de rigueur, confectionnant un moule à partir de celui, naturel, créé par l’alliage de roches et de cendres, n’ayant plus alors qu’à détruire le moule ainsi obtenu pour mettre à nu le plâtre originel, et dans ce travail à creux perdu se joue peut-être l’impossible résurrection, l’ultime avatar de la chose humaine tour à tour surprise effrayée asphyxiée ensevelie calcinée décomposée moulée exhumée démoulée et enfin exposée, son être transitoire renonçant à la vanité de sa présence sur terre pour s’épanouir dans la vacuité de son absence sous terre, renaissant alors, à la faveur d’une archéologique prestidigitation, sous forme statuaire, comme si vivant l’enterré l’était en soi-même, sa mort à jamais protégée • car c’est tout de suite, c’est à présent, c’est maintenant à chaque instant que s’accomplit sous nos yeux la tombée en cendres de nos existences • délivrés de nos souffles, [frédéric boyer]
Seule dans la rue où les passants hésitaient encore entre se hâter et s'attarder, Lucy posa sa langue sur le bout du mot sexe, puis suçota les contours du mot orgasme, faute de pouvoir savourer le relâchement majeur. Lucy en aurait pleuré, parce que trois mois sans baiser, hein, reconnaissons qu'aucune poésie n'y aurait survécu.

Je ne sais pas l'Algérie. Je sais - mal - la colonisation, du moins ce qu'en disent les livres, les images, celles des battus au sang, des peaux brûlées par autre chose que le soleil, la fumée crachée et l'os rompu. Je ne sais pas l'exil, le départ forcé, l'abandon. Je sais - juste - la rage de l'injustice, qui ne se partage pas. Je sais - de loin, de très loin - le passé, l'année 1962, le soulèvement final des invisibles, la panique des installés depuis tant et tant, et les bateaux lestés de meubles comme un cargo de colères...Je ne sais pas Alger, ses ruelles où se déhanchent des ânes, ses côtoiements et ses évitements, et sa mer quittée par de prétendus ancêtres pour un presque toujours. Je sais en revanche les propos âcres et comme noircis au charbon des pieds-noirs, leurs allusions rouillées, tout ce fastidieux rituel de la nostalgérie où clapotent l'amertume et quelque chose de moins suave. Je ne sais pas la famille, pas vraiment - moule brisé, vase fêlé, d'où coule , pire que le sang, le vin, le rouge qui ne sait que tacher, et qui draine jour après jour, nuit après nuit, son coupable cortège d'outrages. Je ne sais pas l'arabe, rien de ses signes, de ses sens, de sa gorge. Je sais la coupure, le rejet, le déni... Je sais - peut-être - pourquoi je ne sais pas, n'ai pas voulu - longtemps - savoir. Je ne sais pas l'héritage, la transmission, mais je sais le poids de leur ombre, la ténacité des choses tues. Je sais le racisme, les mots "bougnoul" et "bicot", parce qu'entendus, reçus, et ne sachant qu'en faire, les rapportant à la maison, les posant au pied des parents, et la gêne, avec en retour un autre mot, "pied-noir", qui me semblait alors l'équivalent de "mains sales.

Mais surtout, cette maison s'inscrivait dans un vaste projet : célébrer le centenaire de l'Algérie française. Oui, il importait alors de rappeler qu'un certain 13 juin 1830 les troupes du général Berthezène avaient débarqué sur la plage de Sidi-Ferruch, en même temps qu'accostaient cent bâtiments de la marine et quatre cents navires de commerce. Quelques jours et milliers d'exactions plus tard, on faisait signer au bey d'Alger un acte de reddition. Voilà pourquoi - afin de signifier au monde, et en particulier aux indigènes anonymes qui après avoir enduré Espagnols puis Ottomans avaient vu leur population diminuée d'un tiers à force de razzias, de massacres et d'enfumades, combien la France, dans sa grandeur, s'était montrée généreuse en annexant leur sol et en investissant hommes et richesses pour faire de leurs trois provinces trois départements français quoique sahariens - voilà pourquoi un comité de propagande fut monté de toute pièces tel un obscène gâteau de noces afin d'organiser comme il se doit une liesse coloniale sans précédent...

Lucy aurait voulu voir des expositions, explorer d'autres quartiers, rencontrer la vie ailleurs que dans sa vérité déchue, prendre le ferry, aussi, aller au cinéma, et contempler, sur la toile tendue, les visages impatients des héros, comprendre la psychologie des gorilles au cœur tendre et des extraterrestres humiliés, mais la rue, la rue trouble et lâche avec sa haine inédite et sans cesse réinventée, exigeait d'elle d'autres dévotions. Son homme n'aimait pas qu'elle rentre les poches vides et le regard fier. Et toujours, dans le musée de ses cauchemars, des touristes aux yeux globuleux commentaient son vagin promis à la noyade avant de lui concéder un quarter ou deux - elle était devenue, même en rêve, le guide de sa défunte anatomie. Quand elle rentrait au bercail, du foutre séché sur les joues, elle savait que le macaque du manque l'attendait, tapi dans l'ombre, ses crocs semblables à deux clés qui luisent mais n'ouvrent rien.

La vérité exige que je précise que c'est moi qui avait convoqué Pranx. Je tenais à me débarrasser de mes livres, que j'avais fini par juger trop bruyants, trop chahuteurs. Tout en s'épaulant quasi religieusement sur les étagères, ils se menaient entre eux, je le sentais bien, une guerre sourde, et les souvenirs que je gardais de certaines de leurs pages émettaient en se frottant les uns contre les autres un son désagréable, papier de verre sur de la plaie fraîche, rire gras étouffé par un goulot de bouteille, bref, mes livres se manifestaient à mon insu, et je voyais venir le moment où ils finiraient par dégager une odeur d’œuf pourri. Aussi décidai-je de m'en débarrasser.
Pranx était une sorte de brocanteur que j'avais croisé à plusieurs reprises dans un café où j'allais, une ou deux fois par semaine, séduit par l'immense bloc amnésique que représentait à mes yeux le comptoir, dont le bois rayé et le zinc usé étaient comme l'abscisse et l'ordonnée d'une courbe imperceptible que ne pourraient jamais troubler les éructations des clients qui s'y greffaient. J'aimais ce contraste et, dans mon silence légèrement teinté de caféine, je me sentais complice du bois, du zinc, à mon tour pur tracé.
Mais je n'étais pas sourd et j'avais fini par comprendre que Pranx achetait et vendait des livres, vidait greniers et bibliothèques, et ce sans état d'âme, à l'inverse de ses collègues qui ne pouvaient s'empêcher de titiller quelque naïf secret clitoridien enfoui au fond du con de ces poussiéreux ouvrages qui, cela allait de soi, remplaçaient l'épouse partie depuis longtemps. Leur approche libidinale des livres m'avait toujours dégoûté, et je savais gré à ce Pranx d'être l'indifférent maquereau de leur destin.
Quand vous n’existez pas vraiment, vos gestes vous échappent comme des asticots pressés de s’empaler sur l’hameçon de la réalité. Faut les laisser faire, ça soulage.
Dans la rue, les fenêtres aspirent l’air chaud, l’air chaud meuble l’obscurité, l’obscurité se détache des pierres, tout est cycle et sensuel, on vit enfin le cœur de l’été.