Au fond, cette librairie est l'église des temps nouveaux, on y prie à voix basse, en deux langues étrangères, le même Dieu : qui s'appelle Avoir Raison.
PREMIERS SOLEILS
PREMIERS SOLEILS
Ce n'est pas vers le cœur des hommes
Que je me suis d'abord tourné
Mais vers le chat échappé
L'ombre des nuages
La vallée reparue du vent
Cet instant redevenu le seul
Quand on enlève ses bottes
Sur le seuil le soir
Que la pluie est une amie
Qu'il faut rentrer
Et qu'on n'en a plus envie
p.25

(Une arrestation sommaire en pleine rue, en 1792). Quelques passants s'étaient arrêtés, attirant d'autres désoeuvrés, d'autres buveurs d'ennuis ; on ne sait jamais comment la curiosité traverse les murs et finit par avertir les créatures les plus moroses de la terre qu'un peu de chair fraîche risque de subir le sort commun. Rapidement, elles convergent vers le malheur et leur désagréable colonie s'agglutine, renifle, lorgne, pousse pour voir. Survient-il un accident ? un meurtre ? une arrestation ? Voilà qui les fait sortir du trou. Elles hument le futur cadavre avec la satisfaction de n'avoir rien raté. (...) Tout ce qui menace les êtres encore dans la lumière les rassasie. Faisant mine de s'apitoyer, elles leur barrent paisiblement la route, gênent les secours s'il y en a, commentent. Comment font ces fléaux humains pour peupler si vite la ruelle vide ? Mystère. La catastrophe survient dans la solitude, mais c'est toujours une foule qui boit le sang.
p.106
Car, qu'est-ce qu'une ville? Rien qui ne se raconte, rien qui ne se dessine, un mouvement perpétuel, une fuite. Paris a la fuite ample, foisonnante, curieuse.

(Exhumation des ossements, un siècle après). On continue peu à peu, autour d'eux, à constituer la collection inachevée de septembre Quatre-vingt douze. Comme une espèce disparue, laborieusement extraite des strates, elle va gagner la galerie de l'évolution des régimes politiques, former une autre sorte de musée des idées, une vitrine souterraine : la crypte des Carmes.
Ils ont eu la dernière discrétion de se glisser là, presque sous les pieds des passants, dans le sixième arrondissement, et les jours où l'air libre leur manque, de se mêler un peu à la foule.
Quand on tarde à quitter le quartier, le soir, traînant entre la rue du Vieux-Colombier et la rue du Regard, on peut se les figurer traversant le grand jardin qui s'étendait là, non loin du cinéma l'Arlequin, jusqu'au carrefour de la Croix Rouge.
Ces jeunes gens vêtus de noir se retournent et nous regardent avec curiosité, eux aussi.
N'en doutez pas.
Ils traversent l'éternité d'un après-midi d'été.
p. 391.
Se plantant devant les piles d'ouvrages qui annoncent la rentrée littéraire de septembre Quatre-vingt douze, il sourit. Il y a là de quoi feuilleter. On ne manque pas. Signe de bonne santé ? Ou prémices d'un sang trop lourd qu'il faudra clarifier d'un bon coup de lancette ? Qui sait.
p.59
En accord avec sa sensibilité, le jansénisme offrait les turpitudes pures d'une dévotion entièrement livresque. Port-Royal était fait pour lui. Ce catholicisme déçu du salut l'assurait de trouver refuge dans les vanités impitoyables d'un couvent inexistant, puisque détruit, et donc propre aux imaginations mélancoliques. Voilà une destruction qui était fort pratique : elle assurait ses détracteurs d'avoir eu raison. Grazielli composait cet air d'éternel châtié qui devait rester à l'humanité comme la preuve ultime de ses torts envers lui.
p.155
C’est quand on voit l’intérieur du corps humain, se dit-il, qu’on remercie Dieu d’avoir inventé l’extérieur. Et d’avoir recouvert les idées d’une peau : le silence de ceux qui n’en pensent pas moins.
SOUS LE CERISIER BLANC
Un temps de désir sans nom
un temps de dôme
et d’attente nue
un temps lavé par les vents
une heure de solitude peut-être ?
une heure de regard perdu sous mes rosiers de nuit
le Bien-Aimé me tourne alors, me serpente, me parcourt
me crie grâce de jurer son amour
pour n’être plus moi-même
que cette passion qui entoure
le serment seul est vivifiant
en prière d’être partout
ce qui regarde
ce qui attend
Se sentant observé, le psautier émit une vibration angélique d'insouciance feinte, et lui sifflota un Salve Regina version pop. C'est que cet imprimé volatile avait tout pour plaire. Il le réveillait à quatre heures du matin pour chanter l'office, l'accablait de citations bibliques quand il marchait dans la rue et, quand il confessait, l'interrompait pou corriger ses recommandations. Il n'en fallait pas plus pour passer à la casserole. (pp.74-75)