Quelques questions à propos du Journal de L.
22/08/2019
Ce roman est le journal intime d`un personnage de fiction. Plus d`un demi-siècle après la publication des carnets de son ravisseur par Vladimir Nabokov, Lolita se livre enfin. L`adolescente la plus célèbre de la littérature raconte son road trip dans l`Amérique des années 50, ses ruses pour échapper à son beau-père, ses envies de vengeance, ses amours cachées, ses rêves de jeune fille.Le Journal de L. paraît dans un monde où l’affaire Weinstein et la déferlante #MeToo ont libéré la parole des femmes. Auriez-vous pu l’écrire il y a cinq ou dix ans, ou l’époque a-t-elle été un terreau propice ?
J’ai commencé à écrire le Journal de L. avant #MeToo, l’affaire Weinstein m’a surpris en pleine écriture. J’étais à Tunis et je rédigeais les chapitres où Lolita s’enfuit ! Au plus fort de #MeToo, je terminais le livre. Je me suis dit que j’étais en phase avec l’époque. Ou que l’époque me rattrapait ! Ça m’arrive souvent, je ne suis pas devin mais je sens l’air du temps, du temps qui vient. Du coup, je ne crois pas que j’aurais pu l’écrire il y a 5 ou 10 ans.
Comment trouve-t-on la voix d’une jeune fille américaine des années cinquante quand on est un auteur français cinquantenaire et contemporain ? Et comment la fait-on évoluer au fil du récit ?
Ça a été difficile de trouver la voix exacte d’une jeune américaine des années 50.
J’ai écrit, buté sur les mots sans y parvenir. J’écrivais une phrase et je m’apercevais aussitôt que Lolita ne pouvait pas dire ça, ou pas comme ça, et je recommençais. Puis soudain, au bout d’un temps qui m’a paru infini, c’est venu. Comme une apparition. Elle était là, sous mes doigts, dans ma tête, j’entendais sa voix à mon oreille. Je me suis servi de ma propre expérience, de ma propre enfance et adolescence pour y parvenir. Ça a aussi été un effort de mémoire. Me souvenir de mes propres émotions. On les oublie trop souvent quand on devient adulte.
Pour donner une voix à Lolita, vous avez choisi la forme du journal intime. S’est-elle tout de suite imposée ? Que vous a permis cette forme ?
Le journal intime s’est imposé à moi. J’ai relu Lolita il y a deux ans et demi et je me suis aperçu qu’on n’entendait presque jamais Lolita dans Lolita ! J’ai alors imaginé cette jeune fille sur les routes américaines, emmenée par un beau-père qu’elle ne connait presque pas dans cette course folle, et je l’ai vue ! Je l’ai vue le soir, seule dans sa chambre écrire son journal. C’est une ado des années 40/50, elle tient forcément un journal ! Un carnet secret où elle raconte ses journées et auquel elle confie ses émotions, ses secrets, ses désirs de liberté et d’amour.
Dolores ressemble à ces arbres trompés par un redoux hivernal, qui ont bourgeonné trop tôt et souffrent quand revient le froid. Comment avez-vous dosé le mélange entre cette conscience adulte forcée par les hommes et cette part d’enfance qu’elle ne perd pas pour autant ?
Belle image ! Au début du Journal de L. et de Lolita de Nabokov, Lolita a 12 ans et demi, à la fin, elle a 17 ans. Aux premières pages du livre, donc, elle écrit simplement, ses émotions sont des émotions simples. Elle est stupéfaite, tétanisée par ce qui lui arrive. Puis elle apprend. Vite. Son langage devient plus complexe. Moins enfantin. Elle doit survivre. Grandir pour résister, pour s’échapper. C’est son seul but : échapper à cet homme. Trouver enfin la liberté et l’amour véritable. Parce qu’en réalité elle manque d’amour. Pas de père, plus de mère… Comme tous les êtres manipulés elle apprend à manipuler, à ruser. Mais elle garde un cœur pur, un cœur d’enfant. C’est ça qui m’émeut et qui m’a guidé dans l’écriture du personnage. Elle a des histoires d’amour avec des jeunes gens de son âge… Elle croit très fort que ça va la sauver. Le Journal de L., c’est un peu comme le Comte de Monte-Cristo : la prison, puis la vengeance ! L’injustice puis la liberté !
Ce qui frappe chez Dolores, c’est la façon dont elle se protège malgré tout. En usant de la même arme que ses prédateurs : la manipulation. Mais aussi, plus étonnant, par une forme de lucidité presque amusée sur sa situation, un rire noir qui ponctue régulièrement son journal. Ces deux armes sont-elles indispensables pour rester debout ?
Oui, elle écrit comme une ado en ponctuant des phrases de « ahahah ! » Aujourd’hui, elle écrirait sans doute LOL. C’est une manière de résister, en effet. Le rire guérit, il est souverain, et empêche de sombrer face à l’adversité. Un rire noir et jaune lancé à la face du monde comme celui de Zarathoustra.
Votre livre inverse le dispositif de celui de Nabokov. Lolita n’est plus l’écran blanc sur lequel les personnages et le lecteur projettent ce qu’ils veulent. Ce sont maintenant les hommes, Humbert Humbert et Clare Quilty, qui apparaissent dans l’œil de Dolores. Ont-ils été difficiles à écrire ?
Oui, Lolita (qui s’appelle en réalité Dolores Haze), finit par les voir tels qu’ils sont. Ces personnages masculins ont été difficiles à décrire parce qu’ils sont très ambigus, à la fois des monstres et des humains, cruels et sympathiques, violents et doux, stupides (parfois) et infiniment cultivés. Ce sont eux qui font l’éducation de Lolita. Qui lui donnent des livres à lire, lui font écouter de la musique, des émissions de radio… Il ne fallait pas qu’ils soient caricaturaux sinon ils n’auraient plus été crédibles. Et puis le Humbert Humbert de Nabokov est comme ça, très cultivé, très cynique… et il fallait que je respecte le personnage original.
Vous écrivez ce livre à une époque où la censure et les tabous qui prévalaient à la publication de Lolita ont disparu (même s’il existe d’autres lignes jaunes aujourd’hui.) Mais c’est aussi le négatif d’un chef-d’œuvre de la littérature, ce qui peut être écrasant. Quelle liberté avez-vous eue dans l’écriture ?
Vrai que ça peut paraître écrasant de s’attaquer à un chef-d’oeuvre comme Lolita. Mais dès le début j’ai décidé que Lolita écrirait dans sa langue à elle, qui n’a rien à voir avec celle de Nabokov. Ça a été libérateur. J’ai suivi le roman pas à pas, repéré les lieux et les motels où ils descendant par exemple, mais le style même de Nabokov n’avait pas à m’influencer. J’étais totalement libre de trouver un style propre à Lolita. À cette Lolita qu’on n’entend pas dans le roman de Nabokov.
Y a-t-il d’autres grands personnages de la littérature qui mériteraient à vos yeux qu’on leur tende un micro ou une plume ? Pas nécessairement la vôtre, mais d’autres voix que vous aimeriez entendre ?
Oui, j’aimerais entendre la Mathilde de la Mole du Rouge et le Noir de Stendhal. Même si elle, au moins, n’est pas muette. Même si Stendhal nous fait part de ses pensées et sentiments. J’aimerais lire ses lettres par exemple ou son journal intime. Depuis l’adolescence je suis fasciné par cette incroyable héroïne qui va quand même à la fin, par amour fou, jusqu’à déterrer la tête de son amant décapité !
Quelques questions à propos de vos lectures
Quel est le livre qui vous a donné envie d`écrire ?
Martin Eden de Jack London ET Illuminations d`Arthur Rimbaud.
Quel est le livre que vous auriez rêvé d’écrire ?
Madame Bovary. Ou Méridien de sang de Cormac McCarthy.
Quelle est votre première grande découverte littéraire ?
À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust. Je n’ai lu que ça entre 18 et 20 ans.
Quel est le livre que vous avez relu le plus souvent ?
L`Usage du monde de Nicolas Bouvier. Pour son enthousiasme et son style fabuleux.
Quel est le livre que vous avez honte de ne pas avoir lu ?
Le Père Goriot.
Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?
L`Usage du monde (j’insiste), ou Scènes de la vie d`un faune d’Arno Schmidt.
Quel est le classique de la littérature dont vous trouvez la réputation surfaite ?
L`Ecume des jours (je sais que je ne vais pas me faire que des amis).
Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?
« La folie est rare chez les individus, elle est la règle pour les groupes, les partis, les peuples et les époques. » Friedrich Nietzsche (Nietzsche est aussi un grand écrivain !).
Et en ce moment que lisez-vous ?
Mudwoman de Joyce Carol Oates.
Découvrez Journal de L. de Christophe Tison aux éditions Goutte d`Or.

Entretien réalisé par Guillaume Teisseire
Christophe Tison vous présente son ouvrage "
Journal de L. : 1947-1952" aux éditions Goutte-d'Or. Rentrée littéraire Septembre 2019.
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journal-de-l-1947-1952
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Beau et terrifiant, l'amour : être pris dans le rêve de quelqu'un.
La vie te prête les gens, et un jour elle te les reprend.
Je laisse tomber.
L'amour fait chier,
C'est une maladie.
D'ailleurs, d'ailleurs,
Des gens en meurent.
p146
La nuit tombe, le ciel est orange de plus en plus foncé et, dans le bleu profond qui flotte encore au-dessus des montagnes du côté du désert, une minuscule étoile cligne comme un diamant. Je ne peux pas la toucher mais je peux sentir sa solitude.
p65
La seule supériorité que j'ai sur tout le monde, sur Hum et tous ces gens qui nous regardent passer et ne disent rien, c'est que je sais que je joue un rôle.
p46
Dans quelques jours Lara partirait au bout du monde. Un bout du monde à quatre heures
d’avion, corrigea Lara, mais une retraite coupée de tout où elle allait chaque année. Il n’y avait là-bas ni portable, ni internet, ni mail, ni télé, mais une boîte aux lettres et un téléphone à l’épicerie du village et ça me faisait peur.
C'est fou comme on préfère toujours la souffrance et l'inconfort du quotidien à l'inconnu et au bonheur possible.
-Tu te souviens de la citation de Rûmi que tu m'avais envoyée il y a longtemps ?
-C'était quoi ?
-Ça disait : " Tu devras laisser beaucoup de maisons derrière toi avant de trouver la tienne. " En la lisant j'ai pensé que c'était toi ma maison. Et c'est devenu vrai. Puis il y avait celle qui disait : " Les amants ne se rencontrent nulle part. Ils sont l'un dans l'autre, toujours. " Et c'était vrai aussi. En te rencontrant j'ai senti ça, qu'on se connaissait et qu'on s'aimait depuis toujours.
Pour exister un vieux doit être fun et en forme comme la grand-mère de La Boum, comme un de ces seniors qu'on voit sourire à la une des magazines et à qui on s'intéresse parce qu'ils sont encore capables de consommer.
Je me souviens comme nous étions beaux. Personne n’a été beau comme ça après nous. Ce soir-là, j’ai à nouveau ce sentiment en entrant avec elle dans le restaurant. La
chaleur est toujours là, intacte.
C’est en s’asseyant à la terrasse qu’elle dit :
— Tu as eu une aventure avec Alexandra ? Je veux dire, avant moi.
— Non... Pourquoi ?
— Je sais pas, comme ça.
— Je te jure que non.
C’est la vérité mais dans ces cas-là je ne parviens pas à contrôler ma voix. On dit que personne n’a l’air plus coupable qu’un innocent et je dois avoir cet air-là. Je jure encore et elle sourit et la sono diffuse ce tube idiot « Voilà l’été, voilà l’été... ». Elle commande un bitter
Campari, moi de l’eau pétillante, et puis on parle d’autre chose.