Clarisse Gorokhoff vous présente son livre Défaire l'amour.
Je pense à toutes ces douleurs solitaires, ces longues routes à parcourir, cet incroyable mystère de la souffrance humaine.
« Maman, pourquoi la mer est bleue ?
–Pour faire pâlir d’envie la lune.
–Où va le soleil quand il fait nuit ?
–Il part réveiller les étoiles.
–Pourquoi les hommes et les femmes se marient ?
–Pour avoir une bonne raison de ne plus s’aimer.
–Comment on fait les bébés ?
–On défait les lits et on compte jusqu’à neuf.
–Pourquoi tu fumes ?
–Pour cacher ce qui est laid derrière la fumée.
–Pourquoi les fourmis sont toutes petites ?
–Pour laisser de la place aux éléphants.
–Quand est-ce que je serai grande?
–Quand le monde sera riquiqui.
–Pourquoi les gens meurent ?
–Pour arrêter.
–Arrêter quoi ?
-Le jeu.
–Est-ce que toi aussi un jour, tu vas mourir ?
–Jamais de la vie ! »
Rebecca a une théorie : les bébés se mettent à parler lorsqu’ils ont oublié d’où ils viennent. Une fois leurs souvenirs du néant effacés, ils peuvent alors articuler des vocables. Ainsi, ils ne risquent pas de trahir le secret le mieux gardé au monde : ce qui précède la vie.
« Le bonheur disait - il ,
C’est une affaire d’agilité
Des mains et de l’esprit .
Les âmes maladroites, on le sait ,
Sont malheureuses dans la vie.
Et peu importe que les gestes
Distordus, mensongers
Soient une source de tourments .
Dans les orages et les tempêtes,
Au cœur du quotidien fade et figé ,
Dans les plus lourdes des pertes
Et quand la tristesse t’inonde,
Paraître simple et souriant
Est l’art le plus sublime au monde » …
SERGUEÏ ESSENINE .
Marina, sa mère, lui a souvent répété que toutes les familles, sans exception, son cinglées. «Mets ton nez chez les autres et tu verras: partout, des nids de névroses. » C’est faux. La preuve au 36, rue des bourdonnais, à Versailles, chez les Delattre. Il y a des familles sans épée de Damoclès, et dont le bonheur n’a rien de suspect.
On dit souvent des chats que ce sont des animaux très égoïstes. Mais c’est une posture ! C’est par orgueil qu’ils prétendent ce détachement. Rebecca les a pas mal observés, ils sont comme les humains : ils ont horreur qu’on les quitte.
« Maman, quand je serai grande, est-ce que je serai belle comme toi ? Est-ce que les gens m’aimeront ? Est-ce que j’aurai beaucoup d’amis et un amoureux ? » Pour la rassurer, Rebecca lui raconte souvent cette même histoire : « Quand tu es venue au monde, le 16 septembre 1989 à l’hôpital Robert-Debré, tu étais tellement belle que tout l’hôpital s’est rué dans ma chambre pour venir t’admirer.–Tout l’hôpital ? Vraiment ?–Tout le monde !confirme Rebecca, les infirmiers, les médecins, les femmes de ménage, les ambulanciers, les internes… Même les malades ! Ils ont débranché leurs perfusions pour venir te voir, tant tu étais resplendissante ! »
L’enfance est une atmosphère. Décor impalpable et mouvant, mélange d’odeurs et de lumières. Les silhouettes qui l’habitent sont fuyantes, et finissent par s’envoler. Sa mélodie est apaisante, la seconde d’après elle se met à grincer.
Agonie à l’envers, épopée ordinaire, c’est le début de tout; une fin en soi. L’enfance est irréparable. Voilà pourquoi, à peine advenue, nous la poussons gentiment dans les abîmes de l’oubli.
Mais elle nous court après – petit chien fébrile – et nous poursuit jusqu’à la tombe.
Comment peut-on en garder si peu de souvenirs quand elle s’acharne à laisser tant de traces ?
Dans nos existences, comme dans les livres, on devrait passer à la trappe les moments creux, répétitifs et ennuyeux ; créer des oublis délibérés, enjamber le vécu, marquer une rupture nette, un vide éclatant ; éroder les liens logiques, sautiller directement à la page d'à côté, laisser un blanc en souriant, passer sous silence le silence lui-même... On devrait pratiquer à notre guise l'air de l'ellipse. Car il y a des moments d'une intensité telle qu'on se trouve bien en peine de les enregistrer, encore plus de les restituer... (p. 201)
Il plonge son visage dans la fumée du café en pensant à la journée qui l’attend, et surtout à elle. Rebecca.
Un jour, elle ira bien. Ce n’est pas une intuition. C’est une décision. La femme pour laquelle il éprouve ce drôle de sentiment – capiteux mais merveilleux – ne sera plus hantée. Un jour, la vie lui paraîtra aussi plausible qu’aux autres. Et légère. C’est le défi qu’il s’est promis de relever. S’il l’avouait à Rebecca, elle lui rirait au nez. Pas méchamment, non. Après un éclat de rire désinvolte, légèrement grinçant, elle dirait : «C’est mignon Anton, c’est mignon de voir les choses comme ça. Si la vie pouvait être aussi simple…!» Mais la vie est simple, Rebecca, très simple même, quand on ne s’acharne pas à la rendre impossible.