Mathieu Lindon Une archive - éditions P.O.L où Mathieu Lindon tente de dire de quoi et comment est composé son livre "Une archive", et où il est notamment question de son père Jérôme Lindon et des éditions de Minuit, des relations entre un père et un fils et entre un fils et un père, de Samuel Beckett, Alain Robbe-Grillet, Claude Simon, Marguerite Duras et de Robert Pinget, de vie familiale et de vie professionnelle, de l'engagement de Jérôme Lindon et de ses combats, de la Résistance, de la guerre d'Algérie et des Palestiniens, du Prix Unique du livre, des éditeurs et des libraires, d'être seul contre tous parfois, du Nouveau Roman et de Nathalie Sarraute, d'Hervé Guibert et d'Eugène Savitzkaya, de Jean Echenoz et de Jean-Phillipe Toussaint, de Pierre-Sébastien Heudaux et de la revue Minuit, d'Irène Lindon et de André Lindon, d'écrire et de publier, de Paul Otchakovsky-Laurens et des éditions P.O.L, à l'occasion de la parution de "Une archive", de Mathieu Lindon aux éditions P.O.L, à Paris le 12 janvier 2023.
"Je voudrais raconter les éditions de Minuit telles que je les voyais enfant. Et aussi mon père, Jérôme Lindon, comme je le voyais et l'aimais. Y a-t-il des archives pour ça ? Et comment être une archive de l'enfant que j'ai été ?"
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Il faut savoir abandonner le tableau que l’on voulait faire au profit de celui qui se fait.

17 mai 1940
Les successives et molles ondulations de la plaine, le champ de blé vert, le village de carton et son clocher effilé sortant d'un bas-fond dans lequel s'enfonçait peu à peu le chemin, les petites silhouettes s'enfonçant en même temps, les bustes seuls visibles maintenant, plantés derrière les encolures arrondies des chevaux, comme les pièces d'un jeu d'échecs, l'escadron tout entier retombé dans sa somnolence ou plutôt sa léthargie, exténué, somnambulique, si bien que lorsque le cri s'éleva, venant de l'arrière, passant de bouche en bouche, relancé par les voix éraillées des sous-officiers, il (le cri) parut courir, privé de sens, comme une simple vibration de l'air ou ces incompréhensibles piaillements d'oiseaux marins, de mouettes, à la fois alarmés, rauques et plaintifs, déchirant sans le déranger le silence indifférent, relancé par chacun avec une sorte d'indifférente docilité, de morne lassitude, tandis qu'ils continuaient d'avancer, de presser machinalement le pas de leurs montures fourbues, relevant à peine la tête pour lancer au dos qui les précédait l'avertissement monotone, inutile, répété, avec cette cassandresque persévérance des annonciateurs d'apocalypses et de désastres : "Faites passer en tête : les Allemands sont dans le villages! Faites passer : les Allemands! Faites passer : les blindés allemands sont dans le village ! Arrêtez ! Blindés dans le village ! Faites passer ! Les Al.....page 48
Franciscains moines fanatiques déchaux venus d'où construire ici un sanctuaire de blocs roses lilas bistre cyclamen au toit couvert d'écailles peindre le flagellé le juge en robe prune qui se lave les mains sculpter ces grappes de sang coagulé
treille aux flancs aux paumes aux pieds percés de clous où pendent des raisins

l'Exode - Les cavaliers croisent une colonne en sens inverse
De l'autre, la lente succession des véhicules hétéroclites (charrettes à foin, carrioles, tombereau) couleur de terre (c'était quelque chose que même dans la demi-obscurité on pouvait voir, comme on peut sentir une odeur dans les ténèbres ; quelque chose qui était inhérent aux voitures, aux ballots entassés, au vêtements : le brun terne des couvertures, de la boue accrochée aux roues, des croûtes écaillées sur les jarrets des vaches et des veaux - seule parfois une tache noire trahissait le rouge d'un édredon ou d'une courtepointe) avec leurs chargements encordés et débordants, les bestiaux attachés par une longe à l'arrière, les femmes assises parmi les paquets, semblables elles-mêmes à des paquets (ils - les cavaliers - pouvaient parfois entrevoir un profil rigide, dur, sculpté dans une matière inerte comme le malheur), , les hommes conduisant les bêtes et, eux aussi, de profil, regardant aussi avec une sorte de farouche obstination droit devant eux dans le noir, sombres, femmes, hommes, enfants - tout au moins ceux qui ne dormaient pas, enfouis sous des lainages au milieu des cartons et des batteries de cuisine ficelés à la hâte - frappés, aurait-on dit, d'une même stupeur, sous le coup de cette malédiction qui les chassait de leurs maisons et les jetait en pleine nuit sur les routes, traînant avec eux leurs entassements de bahuts, d'édredons, de machines à coudre et de moulins à café couronnés de vieilles bicyclettes couchées sur le flanc, semblables à des squelettes, des carcasses d'insectes à la morphologie compliquée, arachnéenne et cornue.
pages 245/246

17 mai 1940 – (IV, extrait)
Ce n'est qu'au bout d'un moment qu'il entend le coucou. C'est-à-dire que l'effroyable tapage de sa respiration s'apaisant (à présent il marche : d'un pas soutenu mais sans hâte, de sorte que progressivement son coeur et ses poumons retrouvent leur fonctionnement normal), à l'abri maintenant, la conscience du monde extérieur lui revient peu à peu autrement qu'à travers l'élémentaire alternative du couvert et du découvert; il peut alors percevoir les menus bruits qui composent le silence de la haute futaie immobile : le léger chuintement de l'air dans les cimes des arbres, le frémissement d'un feuillage, son pas feutré sur le sol spongieux, l'élastique tapis d'humus accumulé et, lui parvenant à intervalles réguliers, le cri redoublé de l'oiseau répercuté entre les troncs verticaux, comme si après avoir retenti il continuait à existait par son absence même, comme pour souligner le silence, le rendre plus sensible encore, lancé avec une régularité d'horloge non pour le troubler mais le ponctuer, délivrer une accumulation de temps et permettre à une autre quantité de venir s'entasser, s'épaissir, jusqu'au moment où elle sera libérée à son tour par le cri, au point qu'il cesse de marcher, se tient là immobile sous sa puante carapace de drap et de cuirs alourdie par l'eau (mais il ne la sent pas, ne fait avec elle qu'un bloc compact de saleté et de fatigue, d'une matière pour ainsi dire indifférenciée, terreuse, comme si son cerveau lui-même, embrumé par le manque de sommeil, était empli d'une sorte de boue, son visage séparé du monde extérieur, de l'air, par une pellicule brûlante, comme un masque collé à la peau), prêtant l'oreille, attendant que le cri du coucou lui parvienne de nouveau, puis écoutant refluer ce silence maintenant peuplé d'une vaste rumeur : non pas celle de la guerre (à un moment, très loin, comme arrivant d'un autre monde, anachronique pour ainsi dire, à la fois dérisoire, scandaleuse et sauvage, retentit une série d'explosions : pas un bruit à proprement parler (ou alors quelque chose qui serait au bruit ce que le gris est à la couleur), pas quelque chose d'humain, c'est à dire susceptible d'être contrôlé par l'homme, cosmique plutôt, l'air plusieurs fois ébranlé, brutalement compressé et décompressé dans quelque gigantesque et furieuse convulsion, puis plus rien), non pas le bruissement des rameaux mollement balancés ou le faible chuintement de la brise dans la voûte des feuillages, mais plus secrète, plus vaste, l'entourant de tous côtés, continue, indifférente, l'invisible et triomphale poussée de la sève, l'imperceptible et lent dépliement dans la lumière des bourgeons, des corolles, des feuilles aux pliures compliquées s'ouvrant, se défroissant, s'épanouissant, palpitant, fragiles, invincibles et vert tendre. Il se remet alors en marche ...
(Les Éditions de Minuit coll. Double, 1989/2003 – pp. 94-96)
Il avait avec le même égal et docile étonnement, sans bien comprendre, vu d'abord la femme toujours vêtue de sombre qui était sa mère fondre peu à peu, se résorber, échanger son visage bourbonien contre celui d'un échassier, puis d'une momie, puis ( grâce aux bistouris qui taillaient et retaillaient dans le corps) même plus une momie: quelque chose comme un bistouri lui-même, une lame de couteau, une sorte d'épouvantail vivant, la tête d'oiseau décharné émergeant de châles qui recouvraient quelque chose de plat d'abord étendu sur des liseuses, puis des divans, puis dans un lit, de plus en plus plat, soulevant à peine le drap, puis disparaissant tout à fait, ne laissant plus rien d'elle qu'une boite de chêne verni sous un amoncellement de fleurs au violent parfum mêlé à l'odeur des cierges, et rien d'autre.
Quelque chose de comparable à ces ascèses monastiques et à ces inhumains exercices spirituels imposés aux novices des ordres religieux et au sortir desquels les élus (ou plutôt les survivants) peuvent s'enorgueillir d'une robustesse de mulets et d'une endurance de trappistes.
– Qu’est-ce que tu préférerais, dit-il : mourir de faim ou mourir de cafard ?
– Mourir d’amour, dis-je.
– Déjà vu mourir quelqu’un comme ça ?
– Non, dis-je. Si, dans les livres : Tristan.
– Ce n’est pas d’amour qu’il est mort, c’est de ne pas pouvoir le faire. Et puis ne me parle pas de ce sale cochon de Nazi.
– Il y en a qui en meurent, dis-je.
– Du Nazisme ?
– Du Nazisme bien sûr, dis-je. Mais je parlais de l’amour.
– Ah ! dit-il. Qui ça ?
– Les vérolés.
– Tu en es sûr ? dit-il. Tu en as vu ?
– Non, dis-je. Mais je l’ai lu.
– De combien de choses es-tu sûr que tu n’aies pas lues ?
– D’être vivant.
… et alors tous ressurgissant monstrueux gigantesques ils seront là s'agitant parlant tous à la fois avec leurs orbites vides un trou noir à la place du nez leurs bouches édentées leurs mentons aigus cous de poulets noués d'un chiffon sanglant leurs combinaisons tabac flottant sur leurs squelettes leurs bras brandissant leurs armes rouillées farouches frustrés puis ils sombreront de nouveau s'enfonceront continuant encore un moment à gesticuler comme les passagers d'un navire lentement submergé disparaissant peu à peu dans les épaisseurs du temps et moi impuissant les regardant s'engloutir lentement s'effacer conservant l'image d'un dernier visage d'une dernière bouche ouverte sur un dernier cri un dernier geste un dernier bras s'agitant non pour saluer ou appeler au secours mais pour maudire et moi tout seul maintenant pensant comment ça devait être au même moment là-bas à Capri ou à Sorrente...

Et son père parlant toujours, comme pour lui-même, parlant de ce comment s'appelait-il philosophe qui a dit que l'homme ne connaissait que deux moyens de s'approprier ce qui appartient aux autres, la guerre et le commerce, et qu'il choisissait en général tout d'abord le premier parce qu'il lui paraissait le plus facile et le plus rapide et ensuite, mais seulement après avoir découvert les inconvénients et les dangers du premier, le second, c'est-à-dire le commerce qui était un moyen non loin déloyal et brutal mais plus confortable, et qu'au demeurant tous les peuples étaient obligatoirement passés par ces deux phases et avaient chacun à son tour mis l'Europe à feu et à sang avant de se transformer en sociétés anonymes de commis voyageurs comme les Anglais mais que guerre et commerce n'étaient jamais l'un comme l'autre que l'expression de leur rapacité et cette rapacité elle-même la conséquence de l'ancestrale terreur de la faim et de la mort, ce qui faisait que tuer voler piller et vendre n'étaient en réalité qu'une seule et même chose un simple besoin celui de se rassurer, comme les gamins qui sifflent ou chantent fort pour se donner du courage en traversant une forêt la nuit, ce qui expliquait pourquoi le chant en choeur faisait partie au même titre que le maniement d'armes ou les exercices de tir du programme d'instruction des troupes parce que rien n'est pire que le silence quand,...