Le «magicien» du titre correspond au surnom donné au plus grand romancier allemand du XXe siècle par ses enfants, en souvenir des tours de passe-passe avec lesquels il les avait charmés durant leur enfance.
Le double sens de ce mot pourrait, par ailleurs, illustrer parfaitement les grandes difficultés auxquelles peuvent être confrontés ceux qui, entreprenant de brosser un portrait de Thomas Mann, seraient tentés d'apparier l'image de l'écrivain consacré, auteur d'une oeuvre littéraire à l'envergure monumentale dans la lignée du grand roman germanique inaugurée par Goethe, en principe pas tout à fait accessible à un large public mais engrangeant malgré cela et assez rapidement, une adhésion très importante et une reconnaissance mondiale, avec celle d'un homme au tempérament réservé, hésitant, énigmatique, fort ambigu, tant sur le plan privé et de sa personnalité secrète, que sur celui de ses prises de position publiques (dont la plus célèbre fut sans doute «l'ambiguïté politique» maintenue jusqu'en 1936/1937 envers le régime nazi). Équation donc délicate pour ses biographes, d'où appert régulièrement un portait où l'on décèle à tour de rôle, voire quelquefois superposés, les deux sens indiqués par le mot « magicien» : celui de «mage», thaumaturge aux pouvoirs extraordinaires de création et transformation, ou bien celui de «prestidigitateur», escamoteur et illusionniste se donnant en spectacle et cherchant à charmer son public par des ruses subtiles...
Parmi ces derniers, très nombreux (à commencer par l'entourage proche et la famille Mann elle-même, dont pratiquement tous les membres auront publié au moins un ouvrage de souvenirs personnels liés au romancier, père ou mari), l'écrivaine et journaliste allemande Inge Jens, qui avait participé à l'organisation de l'édition définitive du Journal de l'écrivain pour la période 1940-1955, aura réussi à résumer de manière assez saisissante l'épaisseur du «mystère Thomas Mann» et l'équilibre fragile que l'homme avait réussi à tenir entre pôles profondément antagonistes, lorsque, dans un passage inspiré de sa biographie de Thomas Mann, Jens écrit qu'«il connaissait l'homophilie et la bonne réputation bourgeoise, le besoin de représenter et la nostalgie d'un appui sentimental, l'égocentrisme et l'engagement politique, le narcissisme et le besoin de se justifier, l'amour-propre du marginal conscient de sa marginalité et la conscience du bourgeois protestant qui sait qu'en fin de compte il ne peut subsister que par la «grâce»».
Le défi et l'enjeu étaient donc de taille pour Colm Toibin lorsque l'écrivain irlandais, auteur d'un premier essai très réussi en la matière (quoique relativement moins ambitieux, car couvrant juste quelques années de la vie d'Henry James, à qui l'auteur avait consacré une première «biographie romancée»), décide de se lancer à son tour à l'assaut de la montagne Thomas Mann! Comment aborder le mystère d'une personnalité aussi complexe et contradictoire? Un homme à l'identité clivée, mari fidèle et père de famille, écrivain adulé d'un côté, exilé intérieur de l'autre, refugié dans une solitude inexpugnable, dans un espace mental préservé des turbulences de la réalité courante lui permettant de conforter sa vie psychique et son imaginaire personnels dans une vision du monde idéalisée, de les métamorphoser en une oeuvre littéraire sublime, intellectuellement très dense et à portée universelle, et en même temps de s'abandonner à des fantasmes personnels dictés par un narcissisme exigeant, ou à des fantaisies homophiles aussi exaltantes que, à première vue en tout cas, pathétiquement puériles… Un homme dont la vie familiale et publique vient toutefois menacer régulièrement d'ébranler cet équilibre fragile, marquée par divers scandales provoqués par ses enfants, par des conflits et des ruptures difficiles avec ses proches, par des deuils douloureux, par la tragédie du nazisme et la guerre, ou encore par de longues années d'exil, mais qui ne le conduiront néanmoins jamais à se laisser complètement assiéger par une forme quelconque d'instabilité émotionnelle ni de désespoir. À la fois inamovible tel un roc, fragile et malléable, amène mais non dépourvu d'une certaine froideur, conservateur et transgressif, timoré et rebelle… Comment, enfin, apporter du nouveau à l'immense édifice déjà en place, érigé par de dizaines de milliers de pages écrites à son propos, aucune ne pouvant d'ailleurs s'arroger à ce jour le privilège d'en avoir complètement percé le mystère?
L'on ne peut en tout cas qu'être admiratif face à l'entreprise audacieuse et au résultat final obtenu par Toibin : plus de 600 pages, densément documentées, écrites d'une plume assurée, sans fioritures, documentaire et incisive autant qu'évocatrice et expressive, couvrant l'ensemble de la vie de l'écrivain - depuis son l'enfance et adolescence dans l'austère Lübeck, et la découverte entre autres de son attirance équivoque pour les garçons, suivie de sa jeunesse et années de formation à Munich, la rencontre de la fidèle Katia, compagne d'une vie, mère de ses six enfants et figure tutélaire indispensable à l'accomplissement de son destin exceptionnel d'écrivain, la genèse de sa vocation littéraire ainsi que les liens existants entre certains épisodes de sa vie et l'élaboration de ses plus grands romans, la montée du nazisme, le départ d'Allemagne, les années d'exil, la parenthèse américaine, le retour, enfin, en Europe, puis l'installation définitive des Mann en Suisse, à partir des années 50.
Le Magicien se situe à mi-chemin entre le roman et la biographie. Si dans cette recherche d'hybridation, la résultante, sans l'ombre d'un doute, s'avère calibrée et convaincante dans l'ensemble, j'ai eu néanmoins le sentiment que le style biographique, chronologique et linéaire, appuyé sur une narration à la troisième personne, le souci d'être informatif et factuel primeraient le plus souvent, au détriment de cette épaisseur et de cette tessiture propres au «fictif», au «romancé», capables elles de susciter, au-delà de la curiosité de lecteur, une empathie spontanée et l'impression de toucher, par-delà des mots qui racontent une histoire, à quelque chose d'essentiel et en même temps immatériel, ce que l'écrivaine Olga Tokarczuk identifie par ailleurs comme étant la capacité de la littérature à créer «la perfection des formes imprécises». Il m'aura ainsi personnellement manqué dans cette lecture une approche un peu plus spéculative, davantage «osée», moins raisonnable et moins objective, quitte à être moins limpide et moins respectueuse des sources documentaires, et grâce à laquelle il serait éventuellement possible de faire mieux ressortir toutes les tractations intimes qu'on suppose indispensables à maintenir en parfait équilibre des composantes aussi contradictoires et paradoxales que celles réunies dans la personnalité de Thomas Mann et ayant souvent fait s'arracher les cheveux ses biographes. Pour dire les choses autrement, même si la démarche consistant à «romancer» la vie de Thomas Mann était souvent ébauchée ici, et dans certains cas aboutie (lors notamment de quelques passages saisissants -pas assez nombreux, donc, par rapport à mes attentes... - où Toibin se sert plus librement de dispositifs tels le flash-back ou la voix intérieure sans philtre interprétatif de la part du narrateur, faisant naitre alors cette fameuse « perfection imprécise »...), celle-ci me semble beaucoup moins présente que l'autre démarche, «biographique». J'aurais préféré dans l'idéal, s'agissant particulièrement du «mystère Thomas Mann», un vrai « roman biographique », pourquoi pas essentiellement à la première personne de narration, plutôt qu'une «biographie romancée» où, pour ma part et pour ce qui est du «mystère Thomas Mann», je suis resté sur ma faim...
Ainsi, par exemple, le traitement, à mon avis relativement superficiel, en tout cas sans surprise, accordé à la composante homophile de la personnalité de l'écrivain, alors même que cette dernière semblerait avoir été importante dans les motivations initiales à écrire son roman. Toibin, qui affirmait pourtant dans une interview que toute oeuvre de biographie comporte une « dimension auto-fictionnelle» et qui, en principe, aurait été bien placé, du fait y compris de son identité propre homosexuelle, pour pouvoir explorer de l'intérieur et finement cet aspect particulier, m'aura, j'avoue, largement déçu. Toujours d'après lui, l'homosexualité de Thomas Mann correspondrait à «un véritable continent englouti» ; tout ceci paraît, hélas, ne pas avoir été à même de le conduire à s'y plonger plus en profondeur, l'auteur s'étant visiblement astreint à l'épisodique, à l'anecdotique, aux simples atermoiements ou à la peur de Thomas Mann d'être démasqué publiquement. Et d'ailleurs, me suis-demandé, s'agirait-il véritablement «d'un continent englouti»? Ne pourrait-on y voir aussi une sorte «d'ilot émergé», sacré et bien délimité, tel ce rocher qu'aurait fait surgir de l'océan Poséidon afin que Léto puisse accoucher d'Apollon en toute sécurité, dans un lieu inconnu de tous, y compris des autres dieux eux-mêmes ? Et puis, les «penchants» de Thomas Mann n'étaient-ils, après tout, ni totalement étrangers à son entourage proche (sa femme était au courant, ainsi que ses enfants, dont trois étaient d'ailleurs ouvertement homosexuels ou bisexuels – Klaus, Erika et Golo Mann), ni absents, bien au contraire, des pages de son Journal, dont Thomas Mann devait bien se douter, n'est-ce pas, qu'elles seraient tôt au tard publiées… Toibin avait eu au départ tous les éléments requis pour laisser libre cours à son imagination et à son talent de romancier, et pour essayer de bâtir à partir des nombreuses pistes semées par Mann lui-même une version plus littéraire, «parfaite dans ses formes imprécises», de la composante homophile de la personnalité de l'écrivain. CT appuie en fin de compte trop, comme l'on déjà fait par le passé nombre de ses biographes, sur l'aspect irrésolu et infantile de l'homosexualité de Mann. Ainsi, lorsqu'il s'attarde un peu plus, sur un ton plutôt dérisoire et risible, sur la dernière amourette platonique de l'écrivain vieillissant, le garçon d'hôtel Franz, on ne retrouve aucune trace particulière de ces passages pourtant très surprenants, potentiellement riches de sens divers, qu'on peut lire dans le Journal de Thomas Mann, le 7 et le 8 juillet 1950, à propos de cette attirance crépusculaire ( «le plaisir que me procure la vue d'un beau caniche n'est guère différent» ; «ai réfléchi à mes sentiments pour le petit, qui tiennent vraiment de l'amour pour la Créature (?)», « ils ne vont pas loin dans le désir » ; «son charme est fait en partie de l'idée que des milliers de gens jouiraient d'une brève conversation avec lui comme d'un bonheur et d'une distinction», «qui a pensé les choses plus profondes aime ce qu'il y a de plus vivant»...)
Malgré quelques réserves donc, 4 étoiles (tout de même) pour le grand talent immersif de conteur de Toibin. "Le Magicien" reste une lecture stimulante, à la fois intelligemment agencée et condensée, très agréable et fort instructive.
Quant au «mystère Thomas Mann», il parait loin d'avoir fini de faire couler de l'encre. La Montagne, «magique» ou pas, insiste visiblement à se dérober aux intrépides qui s'élancent à la poursuite de ses sommets ultimes ou de ses anfractuosités encore inexplorées!
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