À l’heure où les mémoires collectives s’éteignent une à une sous le poids de la rationalité instrumentale et des logiques de fragmentation sociale, çà et là, il est des espaces où elles peuvent emprunter des sentiers pour renaître, où elles prennent à nouveau corps et nourrissent les âmes. Là émergent les imaginaires nouveaux qui inverseront peut-être le rapport de domination.
Ensuite, les choses vont très vite. Quand des centaines de personnes s’approprient un lieu comme celui-ci, le temps semble se dissoudre. Les chaînes humaines s’organisent, le matériel est acheminé à l’intérieur de la maison, une cuisine collective est aménagée au rez-de-chaussée. À l’étage, on passe le balai avant d’étaler les matelas et d’installer un premier dortoir. Dehors, un ballet de véhicules décharge du matériel de construction et des vivres. Jusqu’à une heure avancée de la soirée, tout le monde s’active pour rendre possible ce qui doit suivre. Pendant que certains commencent à préparer le repas, d’autres organisent déjà les premières défenses à l’entrée du chemin. Sur le toit, les câbles électriques sont rebranchés, et le compteur remis en route. La vanne d’eau est à nouveau opérationnelle, tandis qu’autour d’un feu, à l’extérieur, entre deux retrouvailles, on recense les personnes qui resteront dormir et celles qui seront présentes au matin en cas de visite de la police. Un tableau d’affichage est mis en place sur lequel il sera possible de dresser la liste des besoins ou de suggérer les éventuels points de discussion lors de l’assemblée qui se tiendra après le repas. À l’écart, quelques journalistes conduisent leurs interviews dans l’agitation des groupes qui vont et viennent près du chantier.
À ceux qui nous demandent ce que nous faisons de nos vies, comme pour nous extorquer une obéissance constructive et froide, une lettre de motivation, ce livre est à la fois une ébauche de réponse, une pirouette affective et une invitation – pourquoi pas ? – à transgresser ce qu’il y a de policé et d’indécent dans toute approche quantitative, une invitation à boxer avec nous l’esprit du monde contemporain, à rejoindre les bosquets où nous vivons déjà, à goûter avec nous l’air libre de la zone, à se mouiller à nos côtés dans le tumultes des crues, à venir voir ce qu’il reste de ciel.
Si nous appartenions à la famille des insectes, nous serions des bousiers, qui construisent leur espace de vie avec le merdier dont les autres espèces sont repues.