Rentrée littéraire 2023
Rencontre avec Cristina Rivera Garza
Trente ans après le meurtre de sa petite soeur, Cristina Rivera Garza retourne au Mexique pour tenter de faire rouvrir l'enquête et retrouver l'assassin qui n'a jamais été condamné. Avec une douleur ancienne et une rage froide, elle rassemble des archives articles, témoignages, brouillons de lettres, journaux intimes, plans d'architecte pour comprendre l'engrenage qui a mené au crime mais aussi et surtout pour redonner voix à Liliana au-delà de son statut de victime.
Écrit dans une prose lumineuse et acérée, L'Invincible Été de Liliana est un livre d'amour, de révolte et de deuil. C'est aussi une excavation dans la vie d'une jeune femme qui n'avait pas le langage pour identifier, dénoncer et lutter contre la violence sexiste qui caractérise tant de relations patriarcales. Grâce à Cristina Rivera Garza, sa soeur, la voix de Liliana traverse le temps et rend ainsi justice aux nombreuses femmes qui, chaque année, sont victimes de violences conjugales.
« L'Invincible Été de Liliana » de Cristina Rivera Garza
Traduit de l'espagnol (Mexique) par Lise Belperron
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Il faut attendre le 14 juin 2012 pour que le féminicide soit inscrit dans la loi comme un crime au Mexique, dans le Code pénal fédéral: "Article 325: Commet le crime de féminicide toute personne qui ôte la vie à une femme en raison de son sexe". Avant cette date, la plupart des féminicides s'appelaient crimes passionnels. S'appelaient mais pourquoi elle s'habille comme ça? S'appelaient une femme doit toujours rester à sa place. S'appelaient elle a bien dû faire quelque chose pour finir comme ça. S'appelaient ses parents l'ont négligée. S'appelaient la fille qui a pris une mauvaise décision. S'appelaient même elle l'a bien mérité. Le manque de langage est effarant. C'est un manque qui nous entrave, nous étouffe, nous étrangle, nous crible de balles, nous écorche vives, nous ampute, nous condamne.
Au milieu de l'hiver, j'apprenais enfin qu'il y avait en moi un été invincible »
Albert Camus
Il ressent de la joie. Seulement, il ne sais que faire de la joie.
Dans les livres Joaquim se sent en sécurité. Entre leurs pages il y a une cathédrale d'odeurs où tout a un nom, un tunnel de voix où il trouve des traces, des nuages.
Que doit-on faire des objets des morts?
A Toluca, dans la maison de mes parents, nous avons trié les livres et les cahiers, les plans, les posters, les poupées, les habits, les chaussures, et nous avons inscrit son nom au marqueur sur les cartons. Comme si on allait oublier. Comme s'il existait une infime possibilité de les confondre avec d'autres cartons.
Il faut attendre le 14 juin 2012 pour que le féminicide soit inscrit dans la loi comme un crime au Mexique, dans le Code pénal fédéral : « Article 325 : Commet un crime de féminicide toute personne qui ôte la vie à une femme en raison de son sexe.» Avant cette date, la plupart des féminicides s'appelaient crimes passionnels. S'appelaient mauvaises fréquentations. S'appelaient mais pourquoi elle s'habille comme ça ? S'appelaient une femme doit toujours savoir rester à sa place. S'appelaient elle a bien dû faire quelque chose pour finir comme ça. S'appelaient ses parents l'ont négligée. S'appelaient la fille qui a pris une mauvaise décision. S'appelaient même elle l'a bien mérité. Le manque de langage est effarant. C'est un manque qui nous entrave, nous étouffe, nous étrangle, nous crible de balles, nous écorche vives, nous ampute, nous condamne.
C'est ça, vivre en deuil : ne jamais être seule. Invisibles, mais présents sous de multiples formes, les morts nous accompagnent dans les moindres interstices des jours.
Par-dessus l'épaule, dans la voix, dans l'écho de chaque pas. En haut des fenêtres, sur le fil de l'horizon, parmi les ombres des arbres. Ils sont toujours ici, et là, avec et à l'intérieur de nous, et dehors aussi, ils nous enveloppent de leur chaleur, nous protègent des intempéries. C'est ça le travail du deuil : reconnaître leur présence, approuver leur présence. Il y a toujours d'autres yeux pour voir ce que je suis en train de voir; imaginer ce regard, imaginer ce que des sens qui ne m'appartiennent pas pourraient éprouver à travers mes sens, c'est, si on y réfléchit bien, une définition assez exacte de l'amour.
Le deuil, c'est la fin de la solitude.
Il faut attendre le 14 juin 2012 pour que le féminicide soit inscrit dans la loi comme un crime au Mexique, dans le Code pénal fédéral: « Article 325 : Commet le crime de féminicide toute personne qui ôte la vie à une femme en raison de son sexe. » Avant cette date, la plupart des féminicides s'appelaient crimes passionnels.
S'appelaient mauvaises fréquentations. S'appelaient mais pourquoi elle s'habille comme ça? S'appelaient une femme doit savoir rester à sa place. S'appelaient elle a bien dû faire quelque chose pour finir comme ça. S'appelaient ses parents l'ont négligée. S'appelaient la fille qui a pris une mauvaise décision. S'appelaient même elle l'a bien mérité.
C'est un mensonge de dire que le temps passe.
Le temps est grippé. Il y a un corps inerte ici, coincé entre les boulons et les charnières du temps, qui suspend son rythme et son écoulement. Nous n'avons pas vieilli.
Nous ne vieillirons jamais. Nos rides sont artificielles, indices de vies que nous aurions pu vivre, mais qui sont parties ailleurs. Les cheveux blancs, les caries, les os fragiles, les articulations engourdies : de simples poses, qui occultent la répétition, la redondance, le refrain.
Il n'existe sans doute pas au monde de lettres d'amour plus ardentes que celles que s'échangent, par la poste ou en main propre, les adolescentes.