« Ci-gît l'amer… » de Cynthia FLEURY est le texte le plus alambiqué qu'il m'ait été donné de lire en entier sans faiblir.
La raison ? Un sujet original (le ressentiment) avec un traitement (psy, philosophie politique) mais traité de manière plutôt particulière.
Il m'en aura fallu du temps pour en découvrir le contenu. Quinze pages par jour de lecture avaient fini par être le contrat passé entre la raison - ma volonté - et la passion - mon envie de lire des choses légères et d'abandonner cette langue surgie d'une autre planète. Une fois le deal passé, l'aventure fut plus supportable. Elle se mena, comme j'en ai l'habitude, avec un crayon en main, mais cette fois-ci il allait virevolter.
Cette psychanalyste philosophe française, très présente dans les médias, a une manière d'écrire compliquée à l'excès, mais je ne crois pas qu'elle le fasse exprès. En fait, elle parle comme une érudite qui ne sait pas que 99,9 % de son public n'est pas agrégé de philosophie : elle a posé un prisme langagier sur sa bouche, ou précisément, dans l'affaire qui nous intéresse, sur son stylo, ou clavier…
Il y a tant de ruminations autour de moi qu'il me fallait pourtant absolument parcourir ce voyage intellectuel éclairant.
Mais que nous raconte-t-elle ? Heu… pardon… quels présupposés pose-t-elle ?
L'ouvrage s'organise autour du titre : «Ci-gît l'amer » en « Ci-gît la mer » puis « Ci-gît la mère ». Je ne me suis pas laissée impressionner par cette perche subtile placée au-dessus des nuages, j'ai plané avec elle, et j'ai aimé ça. Je laisse aux courageux/seuses le plaisir de découvrir le fil conducteur entre « l'amer » « la mer » et « la mère ».
De la plainte chronique à la faculté de jugement dénaturée, de la perte du discernement à la capacité dépréciative, de la focalisation sur l'objet de rancoeur jusqu'au plaisir sur la psyché que toute cette haine procure à la personne ressentimiste, des pathologies narcissiques au sein des démocraties, jusqu'à la grande dépréciation universelle en cours (merci les réseaux sociaux et les médias), sans oublier un détour par le nazisme, le colonialisme et le repli communautaire (« la solidarité entre pairs rancuniers et victimisés ») … voici les principales pierres à l'édifice d'explication puis de déconstruction que traite la philosophe.
Sachez déjà que le ressentiment « reste un rempart devant la dépression » pour celui qui le pratique, que « le ressentiment maintient en forme », et vous aurez déjà fait un grand pas dans la compréhension de ce fléau.
Point de surprise, la solution est éducationnelle, mais elle se joue également au niveau « du gouvernement de soi-même » (Foucault). Oui, il y a beaucoup de psychanalyse dans ce texte, mais ça tient la route et Cynthia Fleury sait de quoi elle parle.
Pour se faire, elle cite énormément d'autres auteurs, reprend d'autres positions, voguant d'un théoricien vers un autre, donnant son avis à chaque fois, poursuivant la réflexion la plupart du temps. Sa culture est immense, et j'ai apprécié cette initiation à la philo et à la psychiatrie que j'ai considérée comme une sacrée expédition au pays des penseurs. Contrairement aux sujets atteints de ressentiment, j'aime la compagnie des intellectuels.
Enfin, même si « le ressentiment est un défi pour chaque âme cherchant à s'affirmer comme vertueuse », C.F. donne de nombreuses pistes : la faculté d'oubli (on s'en serait un peu douté), la générosité, l'admiration (pas pour un râleur), la fin de la soumission patriarcale (passage pertinent), prendre « le chemin de l'agir » (traduction : bouger de son canapé), apprendre à expérimenter, le pouvoir des arts (littérature,…), l'humour (pas le moqueur !), l'amour… Il y a aussi une place pour « une éducation à la séparation » (parent / enfant), pour comprendre enfin que « naître c'est manquer », et que râler c'est vouloir obtenir quelque chose coûte que coûte.
Seul regret - qui n'étonnera personne - que Madame FLEURY n'ait pas eu l'idée de rendre accessible syntaxiquement et lexicalement parlant son traité des personnalités aigries, victimaires, ruminantes (mais qu'on ne voit pas dans les près, hélas) et j'en passe.
D'abord, elle en vendrait plus, et SURTOUT ce serait (peut-être) l'occasion pour certains mortels de tenter leur chance dans une reconversion du type « avant j'étais un gros râleur, vivant dans la victimisation perpétuelle et ami avec les mêmes que moi - maintenant j'ai compris que le monde est amer, qu'il faut que je quitte psychiquement un tas de personnes néfastes pour moi et un idéal inaccessible, et que j'essaye d'en profiter un max avant de mourir sans me dédouaner de mes responsabilités ».
En gros, c'est du développement personnel mais à la sauce Cynthia FLEURY !
C'était dur, mais finalement… la somme de la réflexion proposée dans ce livre se révèle absolument indispensable.
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