Bande annonce du film Big Game
Je vis des ombres bouger. Des silhouettes venir vers moi dans le jour déclinant. Le soleil se vidait de son sang; jetait ses derniers feux comme pour consumer tout ce qu'il lui restait d'énergie avant de sombrer sous la terre.
- Et qu'est-ce que tu fais dans ce trou de merde ?
Je regardai autour de moi en me demandant ce qui pouvait pousser un homme à décrire ce beau paysage comme un trou de merde. Mais ce soldat, bien sûr, ne voyait rien du paysage. Il était aveugle aux forêts, aux steppes, aux montagnes et aux champs. Il ne voyait que la misère et le désespoir d'un peuple qu'on privait de tous ses biens; dont les familles étaient séparées de force; dont le poison de la convoitise et de la malveillance corrompait les existences. Il ne voyait que des hommes qui mendiaient leur pitance, des femmes qui pleuraient leurs fils perdus, des rues encombrées de morts-vivants.
La vérité était que je m'étais perdu en route. J'avais servi dans plusieurs armées parce que le combat était dans mon sang. De vagues idéaux m'avaient suffi pour changer de bannière. J'avais cru que les communistes nous apporteraient une vie meilleure, mais il m'était vite apparu que ce qu'ils avaient à offrir n'était pas la liberté. J'avais déserté pour rejoindre Makhno, qui prônait à l'époque un système d'autogestion défendu par une armée du peuple, mais je voyais à présent la vérité de tout cela. Ces chefs avaient tous voulu la même chose. Rouges, blancs, noirs ou verts, ils ne s'étaient battus que pour accroître leur pouvoir sur les gens ordinaires.
— Il se peut que j'aie oublié pendant un temps qui je suis vraiment. Ou que cela fonctionne dans les deux sens : même les hommes méchants peuvent faire le bien.
Quelles sensations !
Le vent brossait mon visage alors que je fonçais sur la piste. C'était génial de se retrouver seul. Personne pour se moquer de moi, personne à décevoir, sinon moi.
... j'avais déjà pris tellement de vies qu'une de plus n'y aurait pas changé grand chose. La première fois, j'avais eu l'impression qu'on rabotait un petit morceau de mon âme, mais j'en avais perdu tellement d'autres depuis qu'il m'arrivait parfois en me réveillant la nuit, de me demander s'il m'en restait quelque chose.
Le chagrin envahit tout. Si on le laisse faire, il peut annihiler les pensées, consumer les émotions jusqu'à ce que plus rien d'autre n'existe. Incontrôlé, il empêche toute réflexion lucide et peut mener un homme au bord de la folie. Je ne pouvais pas me le permettre, aussi décidai-je de ravaler le mien au plus profond de mon coeur, derrière une porte épaisse. Si le voleur d'enfants comptait revenir à la charge, il était peut-être déjà en mouvement: peut-être déjà en train de contourner le lac par la forêt et de se rapprocher de l'endroit où j'étais assis avec la tête de mon fils mort sur les genoux. Il était temps d'agir.
La hantise de Lara, Baba Yaga, fit irruption dans mes pensées, et je me rappelais les histoires de mon enfance, qui me paraissait alors tellement réelles.
Cette sorcière tapie dans les profondeurs de la forêt, cherchant à attirer des victimes dans sa marmite.
Je retrouvais d'un coup le sentiment de sa réalité. Pendant la journée rien ne m'effrayait plus que la menace des hommes qui risquaient de venir briser ma famille, mais ici, en pleine nuit, cet autre danger, surnaturel et issu de mes rêves hachés, redevenait palpable.
Si le cœur n'hésite pas, la main n'hésite pas.
— Je n’ai jamais voulu recevoir d’ordres de lui.
– Mais vous n’avez pas eu le choix.
J’avais déjà entendu cet argument : le commandant Orlov avait été dans le même cas. Il avait obéi aux ordres parce que c’était son devoir de les suivre, et parce qu’il y avait des conséquences pour ceux qui ne le faisaient pas.