AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de mariecesttout


Au début, ces juxtapositions nous horrifient, et l'on peut s'exaspérer de ce qui ressemble à une recherche obstinée d'effets choquants; mais peu à peu, on commence à s'y faire: par leur longueur interminable et leur banalité, ces discours « quotidiens »(beaucoup trop nombreux, au demeurant, au point que certains lecteurs les sauteront) finissent au bout d'un moment par nous engourdir. Or c'est bien entendu exactement le but de la manoeuvre : Littell a écrit un roman de la Shoah qui rend le mal aussi banal que l'on nous a dit qu'il l'était - c'est-à-dire non pas « banal» au sens d'ennuyeux ou ordinaire, mais plutôt « banalisé» : il devient quotidien, participe de la vie de tous les jours, se pare des atours de la normalité.
Des dizaines de pages de juxtapositions de ce type, où s'entrechoquent la politique meurtrière et les patates au four,préparent Max (et le lecteur) à l'imperceptible dégringolade sur une pente morale qui, sous la plume de Littell, prend un éloquent tour littéral. Dans l'une des scènes que les critiques ont lue comme un exemple de la « pornographie de la violence», Max se retrouve très littéralement à glisser sur les cadavres jonchant les ravins escarpés de Babi Var :
« La paroi du ravin, là où je me tenais, était trop abrupte pour que je puisse descendre, je dus refaire le tour et entrer par le fond. Autour des corps, la terre sablonneuse s'imprégnait d'un sang noirâtre, le ruisseau aussi était noir de sang. Une odeur épouvantable d'excréments dominait celle du sang, beaucoup de gens déféquaient au moment de mourir; heureusement, le vent soufflait fortement et chassait un peu ces effluves. [... ] Pour atteindre certains blessés, il fallait marcher sur les corps, cela glissait affreusement, les chairs blanches et molles roulaient sous mes bottes, les os se brisaient traîtreusement et me faisaient trébucher, je m'enfonçais jusqu'aux chevilles dans la boue et le sang. C'était horrible et cela m'emplissait d'un sentiment grinçant de dégoût, comme ce soir en Espagne, dans la latrine avec les cafards. »

Ici encore, la composante morale si choquante vient presque moins des détails sur le théâtre du massacre que de cette juxtaposition paroxystique et déboussolante de l'extrême et du normal- l'insoutenable spectacle de la boucherie, et un simple souvenir déplaisant de vacances en Espagne.
Vers le milieu du roman, il ne reste plus rien de l'angoisse méditative qui accompagnait les premiers exploits de Aue – une angoisse toujours apaisée, au bout du compte, par l'allégeance fanatique de Max à l'idéologie nazie et aux objectifs de la guerre, même après sa brillante évocation de la catastrophe de Stalingrad, l'un des morceaux de bravoure du roman.

« En Ukraine ou au Caucase, des questions de cet ordre me concernaient encore, je m'affligeais des difficultés et en discutais avec sérieux, avec le sentiment qu'il s'agissait là de problèmes vitaux. [...] Le sentiment qui me dominait à présent était une vaste indifférence non pas morne, mais légère et précise. Mon travail seul m engageait. »

Le travail en question, soulignons-le, se rapporte à ses fonctions au sein du service « économique », auquel il a été affecté après avoir été remarqué par Himmler: au moment où la guerre commence à tourner contre les Allemands, le service « économique» est chargé d'optimiser la productivité de la main- d’'oeuvre forcée, mission qui, parce que Max est maintenant obligé de considérer les prisonniers comme des travailleurs à nourrir, habiller et loger correctement, finit par le placer dans .l'étrange position de devoir veiller sur la vie des Juifs qu'il avait jusque là docilement tués. Ici encore, l'attention méticuleuse de Littell aux détails convaincants, les manoeuvres mesquines pour gagner une promotion, les plaintes exaspérées sur l'efficacité et le gaspillage - la façon dont, enfin, l'usage des mots « mon travail » dans la phrase « mon travail seul m'engageait », trahit des énormités morales - nous rend l'effondrement de Max insupportablement palpable.
Commenter  J’apprécie          40





Ont apprécié cette citation (3)voir plus




{* *}