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24 février 2012
Daniel Bensaïd
Notre siècle obscur s’achève dans la débâcle des espérances en un monde meilleur, transparent et pacifié, qu’il avait suscitées. Il laisse dans son sillage un amoncellement de désastres et de ruines. Nous y avons laissé pas mal d’illusions et de certitudes. Changer le monde apparaît comme un but non moins urgent et nécessaire, mais autrement difficile que ne l’avaient imaginé les pionniers du socialisme.

Le siècle passé s’enthousiasmait pour le miracle des machines et succombait aux charmes de la fée électricité. En dépit des détours et des retards, rien ne semblait pouvoir arrêter la marche triomphale du progrès. Le temps et l’histoire, la science et la technique allaient d’un même pas, à sens unique, vers une fin heureuse, dans une fresque où le futur justifiait toujours le passé ; où, quels que soient les faux frais de la conquête, le présent jouait avec bonne conscience son rôle d’éclaireur sur les nouvelles frontières. Deux guerres mondiales, la barbarie des camps et du goulag, la croissance exponentielle des forces destructrices ont depuis malmené ces croyances. L’effondrement des régimes bureaucratiques à l’Est, la prise de conscience que les ressources ne sont pas inépuisables et gratuitement offertes par la nature, le vertige devant les possibilités ouvertes par la biologie en matière de procréation ou de génie génétique, le brouillage des limites entre la vie et la mort portent de nouveaux coups. Les ailes d’ange du progrès sont criblées de plomb.

La perte de ces illusions optimistes peut cependant conduire à deux types de conclusions pernicieuses. Celle, d’une part, d’un nihilisme morbide, où tout se vaut et s’équivaut dans un monde insensé de bruit et de fureur. Celle, d’autre part, d’un moralisme atemporel, réhabilitant le mythe d’un « éternel humain » : à jamais prisonnier de sa condition ontologique, l’espèce serait définitivement incapable de progrès culturel et moral. Il n’y a pourtant nulle fatalité. La crise de l’idée de progrès est moins la crise de l’idée même que celle de ses porteurs officiels, à bout de souffle historique dans un système social de plus en plus contradictoire et irrationnel.

Ingénieur de profession, mais critique impitoyable des « illusions du progrès », Sorel ne sous-estimait pas les bienfaits de la dynamo et de la vaccination. Tout en dénonçant l’idée de progrès comme « une incurable frivolité du bourgeois français », son compère Péguy reconnaissait volontiers la supériorité du caoutchouc creux (la chambre à air chère aux cyclistes du Tour de France) sur le caoutchouc plein. En matière de science et de technique, il existe bel et bien un progrès cumulatif.

L’illusion « progressiste » caractéristique résidait dans la conviction que ce progrès devait engendrer automatiquement, mécaniquement, un progrès équivalent sur le plan social, éthique et culturel.

La science ne crée pourtant que les conditions de possibilité du progrès, un progrès en puissance, dont la réalisation dépend de l’ensemble des rapports sociaux. Les gains de productivité permettraient en théorie une réduction du travail contraint et aliéné au profit d’une activité individuelle libre et créatrice ; pratiquement, ils aboutissent aujourd’hui à l’absurdité du chômage et de l’exclusion. En théorie, l’internationalisation des échanges et de la communication rendraient concevable une planète solidaire sans frontières ; pratiquement, la mondialisation marchande, contradictoire et mutilée, renforce les inégalités et exaspère les paniques communautaires, la xénophobie et le racisme, le nationalisme et les fanatismes identitaires.

Quelque chose ne tourne décidément pas rond au royaume du capital réellement existant. Tout progrès a son ombre de dégâts et son envers de régression. Virtuellement porteur de libération, il ne cesse de créer de nouvelles formes de servitude. Ce n’est pas une raison pour nier qu’une croissance du savoir et de la production reste la condition nécessaire mais non suffisante d’une société plus juste, plus libre, plus créative. Mais il ne faut pas confondre, disait Henri Lefebvre, croissance et développement.

Ni la Providence, ni l’Histoire, ni la Science ne sauraient garantir une vérité définitive. Aucun jugement dernier ne prononcera jamais le dernier mot.

Les critères qualitatifs d’un progrès culturel et moral sont irréductibles à la mesure quantitative des performances et des rendements, sous le fouet de la compétitivité marchande. Quels sont ces critères ? Une réduction massive du temps consacré au travail contraint et aliéné, première condition d’une modification radicale des contenus du travail, de l’épanouissement individuel de tous et de chacun, donc d’un développement de la citoyenneté démocratique. La transformation des rapports entre l’homme et la femme qui constituent la première expérience à la fois de la différence de l’autre et de l’universalité de l’espèce : partout où subsiste un rapport de domination et d’oppression des femmes par les hommes, l’étranger, le métèque, l’immigré, resteront toujours menacés. La visée d’une humanité réellement universelle par le développement de valeurs de solidarité planétaire, entre continents et entre générations, contre la faim, les maladies, les catastrophes naturelles ou non : le meilleur de l’héritage du mouvement ouvrier et les impératifs d’une écologie sociale se conjuguent dans ce nouvel internationalisme.

Ni la Providence, ni l’Histoire, ni la Science ne sauraient garantir une vérité définitive. Aucun jugement dernier ne prononcera jamais le dernier mot. La responsabilité de chacun(e) n’en est que plus engagée en permanence. La découverte scientifique, l’invention technique, la création artistique, l’événement politique, la rencontre amoureuse ont en commun de produire du nouveau authentique et d’engendrer des possibles inédits. En histoire comme en économie, il ne s’agit plus seulement de calculer des trajectoires, mais de déterminer le champ de ces possibles. La possibilité n’est certes pas encore la réalité, mais elle est déjà une part du réel qui peut advenir.

Que les lendemains, chantants ou non, ne soient plus exactement prévisibles n’implique pas que le présent déchiré de contradictions ouvertes soit désormais inintelligible. Renoncer aux prédictions historiques n’invalide pas les projets de transformation sociale. Le conflit demeure, et qui dit conflit dit choix, décision, pari raisonné entre plusieurs issues. « L’Histoire ne fait rien », mais nous la faisons, plus que jamais, pour le pire souvent, pour le meilleur parfois. Sans la belle assurance des croyances révolues, nous avons la terrible charge et l’exaltant défi laïque de « travailler pour l’incertain », selon la belle formule de saint Augustin. A quoi Pascal ajoutait : « Quand on travaille pour demain et pour l’incertain, on agit avec raison ».
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