Une route de la mémoire sortant pas à pas de l’ordinaire par le jeu d’une langue de rare transmutation poétique, discrète et affûtée.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/04/10/note-de-lecture-lieux-daniel-bourrion/
Un trajet en voiture pour un retour occasionnel au village d’enfance et de jeunesse, pour une occasion qui sera précisée (ou habilement tenue dans un certain flou – une équivoque des possibles) le moment venu : voici l’opportunité d’une rêverie s’appuyant d’abord sur le paysage, sur ses banalités même, pour y broder autre chose, comme l’anticipation d’une nouvelle arrivée qui fusionnerait des significations passées et en élaborerait d’autres, porteuses de délicats mélanges d’espoirs et de résignations, de reconnaissances et d’absolutions. Ce songe d’un narrateur qui est peut-être un conducteur – mais pourquoi pas un simple passager ? – oscille entre orientation méticuleuse et abandon au hasard, hésite entre projet subtilement agencé et dérive pleinement assumée. Ce songe tient par sa langue, révélateur et fixateur photographique de ce qui a eu lieu – en ces lieux, précisément – comme de ce qui aurait pu y trouver place.
C’est bien à une puissante expérience de la mémoire, de ses déclencheurs et de ses carburants – mais pas uniquement à cela, loin s’en faut – que nous convie ici Daniel Bourrion. Davantage qu’avec des madeleines ou des pavés disjoints proustiens, c’est plutôt avec les volutes, spirales et cercles brisés de Claude Simon (mentionné à fort bon droit en quatrième de couverture) que résonne ce « Lieux », publié en 2018 chez publie.net.
Quinzième texte publié de l’auteur (depuis sa « Paupière à la fenêtre » de 1998), par ailleurs conservateur des bibliothèques et responsable numérique à l’Université d’Angers, il nous saisit d’emblée, en puissance, par sa manière si singulière de faire vivre en parallèle le souvenir et la création, la collecte de réel et l’alternative inventive – dans le mouchoir de poche d’une boîte à gants et d’un pare-brise, transformant une route ordinaire et un village de destination banal en lieux de toutes les aventures, de tous les dangers et de toutes les réécritures potentielles.
Pour jouer ainsi avec la mémoire et transformer l’anodin éventuel en terreau fertile d’un imaginaire ramifié, Daniel Bourrion met en œuvre une véritable syntaxe de la défamiliarisation. Bien différemment du Maurice Pons des « Saisons », plus directement fantastique, et finalement plus en connivence avec le Jérôme Lafargue de « L’ami Butler » ou l’Hélène Gaudy de « Grands lieux » (justement), il transfigure routes, maisons, étangs, paysages et personnes par un jeu langagier intense, où l’ordre habituel se tord et s’inverse discrètement, accumule les voltes et crée au passage, au coeur de ce village du souvenir un trou noir à la capacité d’absorption lumineuse par nature phénoménale. Mais là où un Benjamin Planchon, dans son « Domaine des Douves », sur un trajet routier similaire de retour au village et à la demeure de famille, mobilisait un imaginaire trafiqué à partir de Jérôme Bosch pour introduire en nous le doute salvateur, Daniel Bourrion manipule dans le même but et avec un extrême brio l’ordinaire apparent de celui d’un Brueghel l’Ancien. Et c’est bien ainsi aussi que la littérature et la poésie nous sortent de nous-mêmes et nous enchantent, encore.
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