Science sans fiction n'est que ruine de l'âme .
La Commune avait mis l’imagination au pouvoir, provoqué des choses dont personne n’aurait eu l’idée avant qu’elles ne se passent. Les rapports entre les gens, les enfants, le travail, tout avait été différent pour un temps, s’imposant à tous et à toutes, même à celles qui n’avaient rien fait pour. Désormais on se disait Communardes sans avoir participé à la défense de Paris.
Ni dieu, ni maître, ni mari.
Je pense parfois à ce menuisier juif qui rabotait des planches pour les nazis et qui s'est retrouvé un jour au Struthof, enfermé dans un baraquement dont il reconnut le bois. Nous sommes pris à notre piège, nous avons collaboré à un système que nous savions porteur d'une mort atroce et nous n'avons eu qu'un courage intermittent pour nos propres idéaux. Je ne parle pas de renégats, mais de notre indifférence à la marche du monde, de notre opportunisme technologique.
Quand on se trouve la tête sur le même oreiller, les yeux au fond des yeux sans parvenir à sortir un mot, coupé de toutes les histoires d'avant, au-delà de tout sentiment, alors juste là, ils n'auront que ce vieux cliché pour dire platement quelque chose qui leur donnera la chair de poule, envie de rire ou de crier sur les toits : "Voici l'amour de ma vie."
L'étudiant avait dit qu'un Européen qui évoque Hiroshima dans un roman relève du même mauvais goût qu'un Japonais qui programmerait un jeu vidéo sur les fours crématoires d'Auschwitz. Je n'ai su que répondre, j'ai mis plusieurs années à comprendre cette remarque, aujourd'hui encore je conte l'anecdote pour faire partager ma honte d'alors. J'avais utilisé la fiction là ou trois générations de Japonais essayaient de se confronter à la réalité nue.
Et maintenant puisqu'on en est là, vous et moi - je dis vous parce qu'en anglais, Kakyoko, je ne suis pas certain de dire tu -, maintenant je vais vous confier quelque chose d'indécent. J'ai visité plusieurs centrales, celles de Hanford dans le nord-ouest des États-Unis où le plutonium se fabrique à la chaîne. Savez-vous que, dès 1946, des tribus indiennes y ont été irradiées, comme ça, pour voir ce que ça leur ferait ?
La différence entre le promeneur et le marcheur: le premier dort à la maison, le second change de lit souvent. Le premier habite, le second transite, n'écrit jamais sur la même table. Il ne retrouvera ce soir que ce qu'il emporte dans son petit sac à dos. Ainsi je me suis mis à aimer chaque objet que je transporte. Je ne suis pas pour autant un chemineau qui ne possède que ce qu'il emporte. Ni un vagabond. J'ai un but. Dans quelques semaines, je retrouverai un chez-moi, une chambre pleine de livres, des armoires avec d'autres chemises et chaussettes. Gitan intermittent, avec une carte de crédit.
Une demi-heure plus tard, les voilà en haut du col où veille le Fritz, statue de soldat suisse qui monte la garde à la frontière, rigide dans son hait de pierre. Il a été érigé par souscription nationale, sculpté dans un bloc de granit erratique arrivé jusque dans l'arc jurassien, poussé par la langue des glaciers alpestres. Pour les Jurassiens le Fritz est le symbole du pouvoir de l'Etat.
Il se laisse glisser de l'autre côté, parmi les merveilleux nuages, là où l'on devient autruche ou phénix, dissident solitaire, il va sans dire, novice face à la mort, dépassé, voire révolté par son mystère. Mais bienheureux de s'y abandonner.