- Le culte des dieux n'est autre qu'un palliatif pour consoler la plèbe ignare,commenta Aurélius sur un ton agacé. Les esprits libres doivent pouvoir se suffire à eux-même, sans craindre ni les hommes ni les dieux, ni le hasard ni la mort.

- Tu n'es pas convaincu, Aurelius, constata la matrone.
- Pas du tout. Je n'ai aucune confiance dans les oracles, les prophéties et les vaticinations. Le grand Épicure lui-même mettait en garde contre la divination en disant qu'elle ne repose sur aucun fondement réel, à l'instar des songes, que certains considèrent comme des dons du ciel... Entre nous soit dit, l'existence des dieux me semble tout aussi improbable, même si, en bon Romain, je jure sur le génie d'Auguste et je célèbre les rites propitiatoires que le mos majorum prévoit. Mais ces cérémonies concernent la loyauté à l'État, certes pas la foi la plus intime : heureusement, chacun est libre, à Rome, de vénérer le dieu qu'il veut, ou de n'en vénérer aucun, tant que la loi n'est pas violée.
- N'es-tu pas trop sceptique? demanda Paolina. L'avenir repose sur les genoux des dieux, qui le connaissent certainement.
- Mais ils ne se soucient pas de nous le communiquer à travers des comptines ambiguës. [...]
- Comme nos peuplent diffèrent par leur esprit! poursuivit Castor. Que fait un Romain devant un grave danger? Il l'affronte, l'épée au poing, en attendant la mort stoïquement. Et que fait un Grec? C'est évident, il prend ses jambes à son cou! Les Romains qualifient cette attitude de lâcheté. Nous autres Grecs lui donnons le nom de sagacité.
- Demain, j'assisterai, moi aussi, à la fête de Faune, et je ne serai pas seule!
- Félicitations! Et qui est l'heureux élu?
- Oh, un homme important, le sénateur Publius Aurélius Statius! Tu m'accompagnes? demanda la jeune fille sans la moindre gêne.
- Pour ne pas faillir à ma réputation, c'est ça? Et qu'en sera-t-il de la tienne?
- J'ai seize ans, je ne suis pas belle et je commence à croire que ma virginité éloigné les hommes au lieu de les attirer...
- Dans ce domaine, vous nous avez donné matière à étudier au cours des derniers siècles, vous autres Romains!
Le patricien fut piqué au vif. Mnésarèthe était arrogante, comme tous les Héllènes, persuadés d'être les seuls individus civilisés dans un monde de Barbares ignares... La fréquentation de Castor l'avait habitué à pareille attitude. Il lança :
- Et vous nous avez tout appris, n'est-ce pas, aux pauvres soldats illettrés que nous sommes, des êtres qui ne savent qu'égorger au cours de la bataille!
- Je n'ai pas dit ça... Mais que serait Rome sans l'étreinte fécondatrice de l'Hellade? répliqua la femme d'un ton ironique.
- La maîtresse du monde, rien de moins!
- C'est vrai! Tout notre savoir ne nous a pas permis de conserver notre liberté, et nous sommes à présent vos sujets. [...]
Non, Ennius. Il n'y a là rien de sérieux ni de redoutable. Je ne verrai pas la mort en face, car personne ne peut la voir. Tant que je suis, elle n'est pas là. Quand elle sera là, je ne serai plus. C'est ce que disait un sage grec il y a de nombreuses années.
La solitude était un bien si précieux, à Rome, que les plus grandes richesses ne suffisaient pas à la garantir. Au fond, la ville n'était qu'une immense place, où l'on vivait en public, entouré d'esclaves, de clients, d'amis. Et pourtant, il y avait des choses que ses amis eux-mêmes ne pouvaient partager.
Hé, plus les hommes sont honnêtes, plus ils se laissent embobiner par les traînées!
Les mauvaises pensées ne plaisent pas aux Dieux, mais elles se rapprochent souvent de la vérité, admit le patricien en citant la devise préférée d'un de ses vieux confrères du Sénat.

Rome, an 795 ab Urbe condita
(an 42, été)
Douzième jour avant les calendes de juillet
D'excellente humeur, Publius Aurélius se dirigeait à bord de sa litière vers la demeure de sa dernière conquête. Il s'était octroyé un long bain réparateur après le repas, afin de se présenter dignement au rendez-vous qu'il avait arraché à la belle jeune femme rencontrée le matin même.
La soirée était splendide. Le ciel de la capitale, enflammé par le coucher de soleil, rougissait les murs de brique et diffusait une lumière irréelle sur les colonnes en marbre. Les collines se détachaient au loin, hérissées de temples blancs et de pins parasols. Le patricien voulut inciter ses porteurs à hâter le pas, mais il se ravisa, préférant s'allonger paresseusement sur ses coussins bien rembourrés, heureux de savourer une nouvelle fois la vue de cette ville qui ne cessait de le surprendre et de le fasciner, bien qu'il pensât la connaître dans les moindres détails. Son cortège était précédé d'un esclave nomenclateur, qui libérait la voie au véhicule en se frayant un chemin dans les rues encombrées, et suivi de Castor, son domestique favori, chargé d'un précieux vase en albâtre.