Entretien avec David Boratav à propos de son roman Portrait du Fugitif :
02/08/2016
Dans votre roman Portrait du fugitif, le narrateur retrace le parcours de son ami Sébastien jusqu`à sa disparition. Pourquoi décide-t-il de reconstruire son parcours, de dresser son portrait par les mots ?
Hermann, le narrateur, vit depuis trop longtemps avec sa fascination pour Sébastien, son ami d’université, qu’il a perdu de vue vingt ans auparavant. L’âge aidant, il décide de confier ses souvenirs, peut-être pour avancer, peut-être par ce que le temps est venu pour lui de réfléchir au mystère de sa disparition – car dès le départ, la vie de Sébastien est une énigme… Comme la vie de toute personne, elle est un labyrinthe de questions plus qu’une somme de réponses. Les motivations mêmes du narrateur, d’ailleurs, ne sont pas claires : cherche-t-il à déchiffrer le sens du message que lui envoie ce souvenir de jeunesse ? A envoyer une bouteille à la mer à son ancien ami, avec l’espoir de le retrouver vivant ? Veut-il faire l’un de ces portraits réalistes de personnages hors du commun dont l’époque est si gourmande ? Cherche-t-il à écrire un roman ? Nous ne le saurons qu’à la fin, mais ce ne seront, là encore, que des hypothèses, des spéculations…
Un jour, Sébastien décide ainsi de disparaître. Vous-même, comprenez-vous ce choix ? Comment l`expliquez-vous ? Qu’est-ce qui le pousse à fuir ?
Oui, bien sûr, je comprends ce choix et je le valide ! Cette fuite qu’il entreprend est le sujet central de l’histoire : elle fait de Sébastien un héros à part entière. En cela, Sébastien a entièrement réussi son entreprise : il n’est pas artiste au sens strict du terme, mais cette trajectoire qu’il choisit, c’est son œuvre d’art à lui. Il subjugue son ami Hermann par une véritable amitié, qui suscite chez lui une affinité et un attachement sincères. Puis il disparaît, donnant l’impression, peut-être fausse d’ailleurs, qu’Hermann a une dette envers lui : Hermann devient alors le narrateur obligé de cette vie inachevée de Sébastien et le seul et unique dépositaire de son histoire. Il y a quelque chose d’un peu diabolique là-dedans, qui n’est pas sans rappeler les romans noirs où l’on s’attache à certains personnages secondaires qui sont lâchement assassinés dans le chapitre suivant. Sans compter, bien sûr, que cette question de la disparition évoque, de manière involontaire, les disparitions réelles des jeunes gens d’aujourd’hui, attirés par d’autres frontières que celles que je trace dans le livre, mais toutes aussi dangereuses… C’est un exemple de plus de ce va-et vient quasi mimétique entre l’art et la réalité.
Sébastien est un jeune homme très talentueux, qui n`arrive pas forcément à trouver sa place. Pensez-vous que la jeunesse, pour talentueuse qu`elle soit, ait particulièrement de mal, aujourd`hui, à trouver sa voie ?
Y a-t-il une jeunesse talentueuse qui ne trouve pas sa place ? Je pense que oui, car il y a un peu du dieu Chronos, celui qui dévore ses propres enfants, dans cette génération qui était elle-même jeune en 1968, celle qui a enfanté les garçons comme Sébastien. Dans le roman, c’est l’insupportable Pergaam – le beau-père de Sébastien – qui en est le porte-voix, en même temps qu’une inépuisable source comique. Pour peu qu’on puisse en juger, cette génération accepte assez mal que la génération suivante, celle de ses enfants, puisse lui succéder, s’épanouir à son tour, faire sa propre révolution… Sébastien, lui, a la chance de ne pas avoir de père, et donc, même s’il est fragilisé par les questions que suscite son absence, il est aussi libéré d’un regard, et jusqu’au bout, il a l’ambition de tenir tête au monde et d’y prendre sa place. Vous dites juste : il y a beaucoup de talent chez mon jeune héros. Je le définirais comme un être d’exception, un surdoué, un ultrasensible, et plus important encore un romantique, qui cherche dans le monde une forme de justice et d’absolu. C’est cela je crois, l’aspect le plus universel de la jeunesse de Sébastien – ce qui s’exprime avec le plus de force et de conviction chez lui, comme chez beaucoup de jeunes gens : son romantisme, et sa difficulté à s’inscrire dans le monde actuel.
Le thème de l’absence (celle de Sébastien, mais aussi le père de ce dernier, que Sébastien n’a jamais connu) est très présent dans votre roman. Est-ce un thème qui vous intéresse particulièrement ?
C’est un peu comme le fantôme d’Hamlet, la pièce de William Shakespeare : l’absence du roi assassiné se rappelle constamment aux personnages. Le récit d’Hermann, le narrateur, se construit autour de l’absence de son ami Sébastien. Et la quête de Sébastien, son insatisfaction et son envie de partir, sont elles-mêmes des façons de combler l’absence de son père. Cette double absence (celle de Sébastien, celle du père) se communique ainsi à tout le livre. Faut-il rappeler que lorsque tout est exposé, dit, confié, confessé, c`est-à-dire lorsqu’on écrit des romans comme on se déshabille, pour « se livrer » (un mot que je déteste), se dévoiler et échapper à toute forme de mystère, dans le réalisme le plus ennuyeux, l’impudeur la plus grotesque ou l’autofiction la plus triviale, alors il n’y a plus de mystère et il n’existe plus d’œuvre d’art digne de ce nom ? Cela m’évoque Et in arcadia ego, ces mots qui figurent dans l’un des plus célèbres tableaux de Nicolas Poussin, Les Bergers d’Arcadie et qui auraient facilement pu se trouver en exergue de Portrait du fugitif. Regardez ces bergers penchés, intrigués devant cette inscription latine sur la tombe : elle leur parle de mortalité, du destin d’un homme qui n’est plus, de notre très bref passage sur terre et donc aussi, de l’absence, qui est le vrai mystère.
Les personnages de votre roman sont encore de jeunes étudiants. Est-ce pour vous une période charnière ? Est-ce à ce moment de la vie qu`une personne prend, selon vous, ses décisions les plus importantes ?
Ces jeunes étudiants sont les personnages centraux de l’histoire, dans un monde façonné par des adultes qui en possèdent toutes les clefs et qui, pourtant, se comportent tous assez médiocrement. Je pense en effet que la période du passage à l’âge adulte est essentielle, non parce que les décisions que l’on prend à cet âge-là sont les plus importantes, mais parce que c’est là que notre regard sur le monde se forge. Et qu’on l’oublie ensuite, ou qu’on s’en souvienne toute sa vie, la beauté et l’intensité de ce que l’on vit dans ces moments, les grandes conquêtes et déceptions amoureuses, la virulence de l’indignation face à l’injustice du monde – toutes ces émotions qu’on éprouve alors – ne seront plus jamais aussi vraies, vitales et précieuses.
La Guerre de Bosnie-Herzégovine est très présente dans le récit et a une forte influence sur les personnages. Elle remet en cause certaines de leurs conceptions. Que représente cette guerre pour vos personnages ? Et pour vous ?
Cette guerre dévastatrice pour l’Europe, qui ne s’en n’est d’ailleurs jamais remise, fait irruption dans la vie de Sébastien et de ses camarades avec la même violence et la même absurdité que dans mes propres souvenirs. La guerre des Balkans, à tous points de vue fratricide, a eu, si l’on peut dire, cette double qualité de se dérouler aux frontières de l’Union européenne, et d’avoir été, comme la première guerre du Golfe juste avant elle, surmédiatisée. Ce n’est pas mon rôle de produire du commentaire, ou de livrer, sous le couvert d’un roman, un témoignage pseudo-journalistique et pseudo engagé sur les conséquences désastreuses de cette guerre. Portrait du fugitif n’est pas ce genre de roman – que je n’apprécie pas du tout d’ailleurs. Je dirais simplement ici que nous avons sérieusement minimisé l’impact du conflit en ex-Yougoslavie sur toute une génération d’Européens de l’ouest… Les jeunes personnages de mon roman sont effectivement déstabilisés par les images de cette guerre, qui les fait douter des certitudes qu’ils viennent tout juste d’acquérir, grâce à leur éducation, aux études qu’ils ont choisies, à leurs choix personnels. Avant même que ces certitudes ne se cristallisent en actions ou en projets concrets, elles sont radicalement, irrémédiablement remises en cause par l’horreur tout aussi concrète des tirs des snipers et du nettoyage ethnique. Sarajevo, Srebrenica, cette guerre insupportable, c’est la première grande déception politique de ma vie, le moment où ma croyance dans l’Europe en tant qu’idée politique a commencé à sérieusement se fissurer.
L`essentiel de l`action se déroule à Paris, ville avec laquelle les personnages ont un rapport trouble : ils apprécient la ville mais ne s`y sentent pas forcément à l`aise. Quel rapport entretenez-vous avec cette ville ? Aviez-vous la volonté de faire de la capitale un personnage de votre roman ?
Je n’avais pas de volonté particulière de faire de Paris un personnage à part entière, contrairement à mon précédent roman où Istanbul, cette « vieille dame qui ment sur son âge », « murmure » aux oreilles de tous les personnages à travers les époques. Je crois qu’une ville, si elle fait partie intégrante des rêves et des pensées des personnages du roman où elle figure, y a en effet toute sa place, de manière quasi organique. Si Paris devient un personnage pour le lecteur, tant mieux, mais cela n’était pas nécessairement mon intention. J’entretiens depuis toujours des rapports houleux avec Paris, une métropole qui m’a toujours parue à la fois cosmopolite et inhospitalière, et que je ne cesse de quitter avec, toujours, beaucoup de soulagement. Pour Sébastien, Paris fait un temps illusion, sans doute parce que la littérature, Honoré de Balzac et Charles Baudelaire en particulier, font écran à une certaine forme de laideur, de lourdeur ou d’inconfort. Mais très vite, la ville le déçoit et produit chez lui un vrai désenchantement, qui devient le point de départ de son formidable projet de se retirer du monde, de s’en effacer…
Le narrateur n`est véritablement identifié que vers la fin du récit. Pourquoi avoir fait ce choix ?
Quand j’ai commencé ce livre, tout était déjà en place dans ma tête, mais le roman n’avait pas cette qualité picturale que je recherchais, où un personnage apparaît et se dessine, s’affirme à mesure que l’autre disparaît. Hermann, le narrateur, n’existait tout simplement pas. Puis un jour, à une table devant une fenêtre, à l’étage d’une maison que je ne suis pas prêt d’oublier, j’ai trouvé la voix de ce narrateur, une paire de lunettes rondes, sa barbe clairsemée, son carnet, ses doigts appliqués. A partir de là, le roman a pris son envol, il vibrait et il respirait, et il me l’a fait savoir ; je l’ai entièrement réécrit, et je l’ai terminé en trois jours.
David Boratav et ses lectures :
Quel est le livre qui vous a donné envie d`écrire ?
Il y en a des dizaines et plutôt qu’un livre, pourquoi ne pas choisir un personnage ? Pour moi, ce serait Hamlet, le personnage de William Shakespeare. Oui, je peux dire qu’Hamlet, prince du Danemark, m’a donné envie d’écrire !
Quel est l`auteur qui vous a donné envie d`arrêter d`écrire (par ses qualités exceptionnelles...) ?
L’Evelyn Waugh de Decline and Fall (Grandeur et décadence) et de Retour à Brideshead, quand j’étais étudiant, avant que je ne découvre le reste de son œuvre, moins convaincante. Plus tard, le Francis Scott Fitzgerald de Gatsby le magnifique, avant de lire Tendre est la nuit, son grand livre raté. Le Denis Diderot de Jacques le Fataliste a un temps suspendu chez moi toute envie d’écrire : tant de malicieuse virtuosité m’ont enchanté. Et presque tout Gustave Flaubert a cet effet sur moi.
Quelle est votre première grande découverte littéraire ?
Les livres de John Fante, en particulier la série où apparaît Arturo Bandini : Ask the Dust (Demande à la poussière) est un souvenir de pur ravissement.
Quel est le livre que vous avez relu le plus souvent ?
Glory (L`Exploit) de Vladimir Nabokov.
Quel est le livre que vous avez honte de ne pas avoir lu ?
Finnegans wake. Mais doit-on avoir honte de ne pas avoir lu ce livre qui terrorise même les plus grands lecteurs ?
Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?
Le Cavalier suédois, de Leo Perutz.
Quel est le classique de la littérature dont vous trouvez la réputation surfaite ?
1984 de George Orwell. Préférez l’émouvant et méconnu Brisure à senestre (Bend Sinister en anglais) de Vladimir Nabokov, encore lui.
Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?
« Call me Ishmaël » (Moby Dick, d’Herman Melville)
Et en ce moment que lisez-vous ?
Le Poète de Michael Connelly : difficile de faire plus captivant dans le genre… Je découvre en ce moment Walden ou La vie dans les bois d’Henry David Thoreau, qu’on m’a recommandé il y a des années pour comprendre la version américaine de la liberté. Et je suis plongé depuis plusieurs mois dans l’immense corpus des lettres de James Joyce, éditées par Richard Ellmann. Elles ne cessent de me surprendre, c’est un véritable bouillonnement de vie et de littérature, de vie dans la littérature.
Entretien réalisé par Pierre Krause
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