Présentation de Corvidés par son auteur, David Gauthier
Peut-on prononcer une phrase plus violente que "je ne t'aimerai jamais" ?
Je passe ma vie en terrasse des cafés à observer celle des autres. C'est une mine d'or pour un journaliste. Bien meilleure que les réseaux sociaux. Il suffit de tendre l'oreille - pas au sens propre si vous voulez rester discret - pour palper le pouls d'une ville, les préoccupations des habitants.
Je passe ma vie en terrasse des cafés à observer celle des autres. C’est une mine d’or pour un journaliste. Bien meilleure que les réseaux sociaux. Il suffit de tendre l’oreille – pas au sens propre si vous voulez rester discret – pour palper le pouls d’une ville, les préoccupations des habitants. Je me souviens d’un sujet sensible et tristement banal, dans une commune rurale. Un changement de circulation obligeait les voitures à contourner le centre-ville. Les commerçants, déjà à l’agonie, se sentaient condamnés. Et si je n’étais pas en train de siroter un peu trop bruyamment mon café ce matin-là, dans le troquet du village, je n’aurais jamais pris connaissance de la petite virée improvisée de quelques commerçants dans le bureau du maire. Tendre l’oreille, toujours, près du comptoir si possible.
– Ton collègue de notre édition la plus isolée ne sait pas quoi faire de ça.
Il attrape une feuille de papier sur son bureau et me la tend. Lui seul arrive à s’y retrouver dans cet océan de paperasse.
– Un corbeau sévit dans le village de Salérac depuis plusieurs semaines. Il envoie des lettres comme ça à tout le monde. Ça tombe chaque jour, comme un couperet. Les habitants n’osent même plus aller chercher leur courrier. C’est Mathieu, le petit jeune qui couvre la zone, qui l’a scannée et nous l’a envoyée ce matin. Je l’ai appelé pour avoir des précisions.
– Et elles disent quoi, les lettres ?
– Lis celle-là, t’as des yeux, non ?
– Tu ne veux pas que je la lise à haute voix en plus ?
– Lis, Nicolas.
Jamais, jamais, jamais. Quel mot violent. Il clôt les débats, noie les espoirs, signifie l'inexistence. Peut-on prononcer une phrase plus violente que "je ne t'aimerai jamais" ? Il faudrait enseigner aux écoliers les dangers des adverbes mal dosés. La grammaire tue.
– On a tous des soucis personnels, finit-il par lâcher. Parfois on a besoin de couper, de s’éloigner.
– Tu me proposes des congés ? J’ai déjà dit non. Je tourne en rond chez moi, alors que je suis sur quinze dossiers au bureau. Certains sujets sont déjà passés de chaud à tiède, voire glacial. Je n’ai pas le temps.
– On va faire un mix des deux. Tu pars sur un reportage, loin du siège du journal, dans la campagne. Si tu ne ramènes pas de sujet, on s’en fout. Le but c’est que tu repasses les portes de la rédaction avec une autre gueule, pas du genre à donner envie à un clown de se suicider, s’emporte-t-il. Bon, tu m’écoutes ?
– Oui, oui.
Le vieux près de moi a l'air de celui qui veut causer, le menton en avant. Il est le premier habitant que je rencontre pendant mon enquête, je vais soigner mon entrée. Je me tourne vers lui :
- C'est plutôt sympa ici, hein ! Boire une mousse puis attraper une revue. Ce n'est pas dans tous les villages qu'on trouve ça.
- Ouaip. Qu'est-ce qui vous amène ? répond-il sèchement.
- Heu, je suis journaliste.
- Vous v'nez parler du corbeau et ces conneries.
- Oui, voilà.
- Okay. Journaliste, métier d'con, balance-t-il, l’œil torve et vitreux.
Première approche chaleureuse réussie.
Lui tenir tête m’amuse.
– J’espère que c’est du Baudelaire.
Les lettres, assemblages de traits fins et droits, se ressemblent toutes et semblent provenir du même moule. Je me racle la gorge (...)
Silence, encore. Je les remarque car j'ai longtemps abhorré les blancs dans une conversation. J'ai peu à peu appris à les apprivoiser, à m'en servir. Un journaliste qui intervenait à notre école m'a fait comprendre l'importance du silence. Une bulle dans le phrasé. Pour montrer que l'on ne se presse pas, pour inspirer confiance. Et l'interlocuteur s'y engouffre, lâche parfois un détail primordial qu'un journaliste pressant n'aurait pas su capter.
Mon moral lugubre n’a échappé à personne au journal. D’habitude si disert, je m’enferme dans le mutisme dès la première heure, casque soudé aux oreilles. Je ne parviens plus à me dépouiller de ma cape noirâtre de mélancolie pour l’accrocher, comme chaque matin, au porte-manteau de la rédaction. Elle m’enveloppe tout entière