C’était donc vrai.
On revoyait bien sa vie défiler au ralenti devant ses yeux quelques fractions de secondes avant de mourir.
Et cette vie-là avait été d’un ennui mortel.
Jusqu’à ce grain de sable qui était venu enrayer la mécanique bien huilée d’une existence sans surprise.
Jusqu’à l’apothéose.
Jusqu’au désastre final
Cet être cynique et diabolique était là pour lui voler sa vie, pour prendre sa place. Il ne devait pas le laisser faire. Il devait se débarrasser de lui avant que tout ne bascule irrémédiablement.
Dans un effort surhumain, comme s’il était attiré vers le bas par une gravité monstrueuse, Alexandre leva le bras droit et tendit la main vers cet être infâme pour lui arracher son masque, tellement cette vision déformée de lui-même lui était à présent insupportable.
Il se sentait prisonnier d’un gigantesque sablier dont le flux l’aspirait vers le bas, sans aucun point d’appui auquel se raccrocher.
Si, il lui restait un point d’appui. Illusoire et douloureux. Des photos. Son passé. Tout paraissait déjà si lointain, presque flou. Ce fouillis de cadres-photos désassortis sur le buffet, juste en face de lui, était pourtant une piqûre de rappel permanente. Leurs premières vacances ensemble à Honfleur. Sa femme, sur la plage à marée basse, les cheveux ébouriffés par la brise marine, le regard pétillant, les bras tendus vers le ciel parcouru de nuages moutonnants. Insouciante. Souriante. Ce sourire un peu timide mais tellement touchant qui l’avait séduit immédiatement.
Et cette fois ce n’est pas Lisa qui guide mes pas. C’est quelque chose d’autre. Un sentiment qui m’a abandonné quand j’ai perdu ma femme. Une sensation indescriptible qui vous donne des ailes lorsqu’elle s’empare de vous. Une sorte de sixième sens qui s’est envolé en même temps que Lisa et qui vient de faire un retour aussi fracassant qu’inattendu.
La fièvre de l’écrivain.
Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Il ne sentait plus son corps. Son esprit avait dû s’en détacher et se suffisait à présent à lui-même. Des sons lui parvenaient, comme à travers un nuage de coton mais il ne voyait rien. Rien, mis à part une lumière diffuse et orangée.
« La mort ?»
Tout se mit à tournoyer. Un vortex sans fond. Et plus rien.
Un malheur n’arrivant jamais seul, sa mère était venue lui rendre visite. Une seule fois. Ils n’avaient échangé que quelques mots gênés, les banalités d’usage. Elle avait débarqué au moment du déjeuner – servi à 11h30 – alors qu’il était en train d’ingurgiter sans grande conviction un filet de poulet caoutchouteux accompagné de riz trop cuit, pompeusement baptisé « suprême de volaille aux champignons », et dont les champignons avaient mystérieusement disparu. Il avait répondu par une grimace ironique quand elle lui avait souhaité un bon appétit mais il n’était pas sûr que l’ironie fasse partie de la gamme des expressions que sa mère maniait régulièrement. Elle était presque devenue une étrangère pour lui, une étrangère au visage ridé, bouffi par l’alcool, engoncée dans un imperméable informe.
Mon esprit est ailleurs. Je ne sais pas trop dans quelle entreprise hasardeuse je me lance. Ce qui relève pour l’instant de « la lubie de l’écrivain qui a besoin de mettre un peu de piment dans sa vie » pourrait s’avérer beaucoup plus dangereux que prévu. Je suis excité. Je suis inquiet.
ALEX. C'était leur point commun. Leur apocope. Leur emblème. Ce qui les rassemblait. Un seul être chimérique, fusion d'un être spirituel et d'un être de chair et de sang. Les pièces du puzzle commençaient à s'assembler. Son frère l'avait retrouvé. Il n'était plus seul.
L’ennui. C’est bien le terme qui résumait le mieux le quotidien d’Alexandre depuis qu’Elena l’avait quitté, depuis ce jour fatidique où il avait eu la sensation qu’une bombe à fragmentation s’était abattue sur lui, détruisant toutes ses certitudes, réduisant à néant ce qui constituait l’essence même de sa vie.
Ce trou d’air existentiel – cette descente en piqué incontrôlable – pouvait paraître ridicule, voire pathétique. Ce n’était qu’une rupture sentimentale après tout, un mauvais moment à passer, mais toute sa vie tournait autour de son couple, autour de ce cocon qu’il s’était forgé année après année et qui, il s’en rendait compte à présent, l’avait progressivement isolé du monde extérieur.
La légende prétend que le pêcheur qui vivait là avait vendu son âme au diable en échange d’une longévité exceptionnelle. Son vœu avait été exaucé au-delà de ses espérances, mais, bien entendu, la contrepartie avait été terrible. Il fut tellement rempli de désespoir de voir mourir de vieillesse sa femme puis ses enfants, qu’il se jeta du haut de la falaise. En vain. Il supplia alors le diable de mettre fin à son supplice et ce dernier le changea en un rocher à la forme vaguement humaine qui, depuis, à la pointe du cap, fait face à l’océan pour l’éternité. D’où son deuxième nom, le Cap du Pêcheur Triste.