"Hôtel de la folie" de David Le Bailly - éditions du Seuil
Pour sa famille, pour les anciens du collège, Frédéric avait déchu.
Conduire une calèche ? charger des bagages dans un hôtel? Un travail de domestique!
Conducteur d’omnibus à la gare d'Attigny, c'était un beau titre pourtant. De ceux qui vous posent un homme. Qui vous distinguent. Il n'y en avait qu'un, et c'était lui, Frédéric Rimbaud.
Chez les frères Rimbaud, ce qui me surprenait, c'était le contraste entre leur proximité durant l'enfance et leur indifférence à l'âge adulte. (...) Et pourtant cette histoire , il y eut bel et bien un bon fils, sanctifié par sa famille (Arthur), et un mauvais fils, sacrifié, puis dépossédé (Frédéric). Arthur n'a pas tué Frédéric. Mais son désintérêt, son mépris, ont contribué à son bannissement. (p. 228)
Cette histoire, je tenais à la raconter d'un point de vue différent, celui des "petits" cultivateurs, journaliers, domestiques, cette population méprisée par la famille Rimbaud, et dans son sillage, par ceux qui ont écrit sur elle ( à quelques exceptions, comme André Suarès ou Robert Goffin) . Face à la parole des notables, des bons élèves du collège de Charleville, je souhaitais tendre un micro imaginaire aux descendants de ces "vies minuscules", ces vies qui, pour Frédéric, avaient beaucoup compté. Et à travers elles, faire entendre, sinon la voix de l'autre Rimbaud, du moins sa version des faits. (p. 326)
Il m'arrive parfois de penser à eux à présent, à leur supplice, à cet Hôtel de la Folie qu'ils n'ont pas connu, à la fatalité qui les a frappés. Dans une famille, il faut que certains paient pour que d'autres jouissent.
Ou peut-être ont-ils peur de ce qu'il peut raconter, de ce qu'il sait, et il en sait beaucoup, bien plus qu'eux. A Arthur, il a été uni comme personne ne le fut par la suite, uni comme on l'est à un jumeau. Elevés ensemble, partageant la même chambre, les mêmes jeux, les mêmes punitions, les mêmes révoltes contre la mère. Arthur, sûr de lui, secret, méfiant; Frédéric, affable, franc, dévoué. Longtemps, le second fut le seul public du premier (...) (p. 21)
En exergue
Pourquoi n'y a--t-il jamais un mot du frère Frédéric qui, à un an près, est du même âge que Rimbaud ? Ce frère passe pour avoir été un coureur de femmes, un homme qui aime la vie, un mauvais sujet comme on dit entre bigotes. De lui, je ne sais rien du tout. Peut-être était-il seulement une tête légère, un irrégulier, un outlaw de province, après tout, une ébauche ridicule de son frère. Mais il a vécu. Il est sans doute mort. Puisque l'on parle de la sainte mère et des saintes soeurs, il faut parler du frère mauvais sujet: il a beaucoup d'intérêt pour nous s'il n'en a pas pour la famille. --André Suarès
Arthur avait renoncé à être un frère, et ce faisant,il avait arraché à Frédéric une part de lui-même ; il avait fallu apprendre à vivre avec cette absence,ce manque physique, comme on apprend à vivre sans ombre,sans reflet.
*** [A propos de la photo de communion des deux frères, où Frédéric a été totalement effacé ]
N'y aurait-il pas eu une autre raison ? Une raison qui aurait tenu à l'histoire familiale, à ses conflits extrêmement violents ?
Dans les régimes totalitaires, on efface des images les opposants, les résistants, les dissidents.
Frédéric Rimbaud avait-il été un de ceux-là ? (p. 58)
Des Rimbaud, Frédéric fut le seul "sans-voix".
De vous deux, qui a contaminé l'autre ? Qui a porté le premier coup ? Je crois plutôt à une intoxication mutuelle, à un corps à corps tragique, mère et fille, serpents entremêlés se crachant du venin jusqu'à en crever.