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Citation de lilianelafond


D’abord il y a le Monde. Et il y a l’Autre Monde. C’est dans l’Autre Monde qu’il m’arrive de perdre pied. Dans ses changements de calendriers, dans son existence préfabriquée. Ses dédales tortueux dont je me lasse parfois lorsque j’essaie de tenir bon, de m’adapter minute par minute : le monde des feux rouges, des interdictions de fumer, le monde de la location, des clôtures qui protègent des centaines d’hectares de nature sauvage et vierge des intrusions humaines. Cet endroit où, parce que l’on est né avec des siècles de retard, on se voit refuser l’accès à la terre ou à l’espace, la liberté de choix ou de mouvement. Le monde acheté ; le monde possédé. Le monde des bruits cryptés : le monde des mots, le monde des mensonges. Le monde vendu en kit ; le monde de la vitesse industrielle. L’Autre Monde dans lequel je me suis toujours senti étranger. Pourtant il y a le Monde où l’on peut s’adapter et repousser les limites de l’Autre Monde grâce aux clés de l’imagination. Mais là encore, l’imagination est cryptée par les informations fabriquées dans l’Autre Monde. On s’arrête devant un feu qui passe au rouge et l’on vieillit subitement de quelques siècles. Il paraît que l’Autre Monde est aux mains d’une autre espèce d’hommes. Il faut avoir du recul et prendre le temps pour découvrir l’Autre Monde. Seul ce décalage permet de le mettre à nu pour la première fois car il s’est insinué dans votre système sanguin comme un amant invisible. Petit à petit il épouse la forme de vos cellules et vole leur énergie, il se tapit à l’intérieur du corps jusqu’à ce qu’il en devienne le prolongement. Voyager et découvrir des cultures primitives nous ouvre les yeux sur l’Autre Monde ; on comprend qu’en inventant le mot « nature » nous avons divorcé avec le sol sur lequel nous marchons. Quand j’étais petit je comprenais tout cela intuitivement, de la même façon que l’on ressent une sourde peur sans pouvoir l’identifier ou la différencier d’une table ou d’une tasse ou des cieux qui roulent derrière les fenêtres.
Depuis l’adolescence, j’ai l’impression de m’observer comme si je me trouvais à des kilomètres au-dessus de la terre, dans les nuages. De là-haut j’aperçois ma minuscule forme humaine, assise ou se mouvant dans la mécanique de la civilisation – parmi les tic-tac de la monstrueuse machine – et elle m’a tout l’air de tourner en roue libre. Seuls quelques-uns en ont le contrôle : ceux qui confectionnent les rouages et les ressorts de l’engin préfabriqué et ceux qui se jettent d’un pont ou du sommet d’un gratte-ciel. Depuis l’apparition du sida et la mort de mes amis et voisins, j’ai la sensation persistante d’avoir une vue plongeante sur les rues et le quadrillage des blocs, mais maintenant au lieu de me concentrer uniquement sur ma silhouette perdue dans l’Autre Monde je vois tout et tout le monde. Comme si je collais l’œil contre une petite fissure dans les ténèbres de la terre d’où sortiraient des processions de fourmis – tout cela me semble désormais insensé et pas seulement mortifère.
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