Discussion entre Delphine Horvilleur, rabbin et auteure
et Stéphane Habib, psychanalyste, philosophe et conseil dramaturgique
Présentée par Fanny Arama, docteure en littérature française
Autour de la pièce « Il n'y a pas de Ajar » de Delphine Horvilleur
Mise en scène Johanna Nizard et Arnaud Aldigé
Avec Johanna Nizard
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« Deux hommes sont morts et en plus, c'étaient les mêmes » : quand l'écrivain Romain Gary se suicide en 1980, il tue aussi le double qu'il s'était inventé et en qui tout le monde croyait, Émile Ajar.
Delphine Horvilleur est rabbin, conteuse et ancienne journaliste. Elle imagine ici l'histoire d'Abraham Ajar, juif, musulman et chrétien, fils fictif d'Émile Ajar, lui- même écrivain inventé par le vrai romancier Romain Gary. Abraham Ajar s'exprime depuis sa cave, son « trou juif ». Il se métamorphose, questionne le monde contemporain et avec humour, il nous invite à rire du dogme, de nos identités et de nos certitudes. Johanna Nizard incarne cet enfant du siècle, être indéfinissable qui désamorce les tensions identitaires, dans un monde et un temps qui les exacerbent toutes.
Deux hommes sont morts et en plus, c'étaient les mêmes : quand l'écrivain Romain Gary se suicide en 1980, il tue aussi le double qu'il s'était inventé et en qui tout le monde croyait, Émile Ajar. Delphine Horvilleur est rabbin, conteuse et ancienne journaliste. Elle imagine ici l'histoire d'Abraham Ajar, juif, musulman et chrétien, fils fictif d'Émile Ajar, lui- même écrivain inventé par le vrai romancier Romain Gary. Abraham Ajar s'exprime depuis sa cave, son trou juif . Il se métamorphose, questionne le monde contemporain et avec humour, il nous invite à rire du dogme, de nos identités et de nos certitudes. Johanna Nizard incarne cet enfant du siècle, être indéfinissable qui désamorce les tensions identitaires, dans un monde et un temps qui les exacerbent toutes.
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On a longtemps pensé que le propre de l’homme était le langage, le rire ou les rites funéraires, or il n’en est rien. Au bout du compte, il me semble que le propre de l’homme est sa capacité de raconter des histoires et se raconter des histoires. Si certains tournent cela en ridicule, je pense à l’inverse que la force des humains tient à cette capacité à construire des mondes, et à avoir une action politique dans le monde en partageant des récits qui leur permettent d’agir ensemble.
Si nos traditions religieuses, chacune par le biais de ses propres narratifs, se révèlent porteuses d’histoires de vie, elles peuvent apporter quelque chose de l’ordre d’une bénédiction pour nos sociétés. Quand elles se font porteuses de récits de mort – comme elles l’ont souvent fait dans l’histoire, et particulièrement ces dernières années –, alors elles sont une malédiction. Car les assassins du Bataclan se racontaient eux aussi des histoires qui, de leur point de vue, étaient sacrées. De ce travail de conteur, on peut faire le meilleur comme le pire.
A ce titre, les histoires constituent une arme de destruction ou de construction massive dans le monde. Mais quand la mort surgit, la puissance de ces récits est décuplée. Face à la dévastation, soit vous la laissez s’emparer de vous, soit vous agissez avec vos mots pour la contrer.
Source : https://www.lemonde.fr/le-monde-des-religions/article/2021/03/14/delphine-horvilleur-la-laicite-est-une-forme-de-transcendance-une-promesse-d-infini_6073040_6038514.html
Personne ne sait parler de la mort, et c'est peut-être la définition la plus exacte que l'on puisse en donner. Elle échappe aux mots, car elle signe précisément la fin de la parole. Celle de celui qui part, mais aussi celle de ceux qui lui survivent et qui, dans leur sidération, feront toujours de la langue un mauvais usage. Car les mots dans le deuil ont cessé de signifier. Ils ne servent souvent qu'à dire combien plus rien n’a de sens.
L'annonce d'une maladie ou d'une suspicion de maladie produit invariablement cet effet. Vos proches continuent bien sûr de vous parler, mais ils amorcent généralement à votre insu une autre conversation en votre absence, avec votre mari, votre femme, votre cercle rapproché. Et ils font de votre santé un sujet de conversation qui vous échappe. Vous percevez parfois un chuchotement à votre approche, ou une conversation qui s'arrête quand vous entrez dans une pièce.
Je ne peux pas lire sans un stylo à la main, sans souligner. J'ai besoin de savoir que je peux laisser la trace de mon émotion.
Interview dans Les Echos du 30 avril 2021
L'antisémitisme est toujours le prélude, le clignotant, le marqueur d'un effondrement général, dont les Juifs sont les premières victimes, mais dont on sait très vite qu'il va concerner tout le monde.
Donc je pense qu'aujourd'hui il faut qu'il y ait un relais de parole, très fort, et d'action, que chacun perçoive à quel point c'est SON problème.
(La Grande Librairie 27 mars 2019)
Un petit garçon nommé Roman Kacew naît le 21 mai 1914 à Vilna, tandis que l'Europe plonge dans la guerre et la destruction. Il fera du texte et de l'écriture le refuge de sa vie, le lieu de son salut, comme une maison d'Elisha. Il grandira, s'exilera, deviendra français et amoureux de cette langue.
Plus tard, il choisira Gary comme nom d'emprunt, parmi tant d'autres noms de plume qu'il aurait pu adopter. L'écrivain, qui aimait tant les mots et les langues, ne savait sans doute pas qu'il venait de se trouver un nom à l’étrange signification hébraïque. Gary, écrit en hébreu, signifie quelque chose comme « mon étranger » ou « L’étranger en moi ».
Et ce jeu de mots, qu'il ne connaissait sans doute pas, pourrait résumer toute son entreprise littéraire : s'assurer de n'être jamais complètement soi-même, en rendant toute sa place à l’étranger en soi. Savoir ainsi, où que l’on se trouve, qu’on ne sera jamais complètement à la maison.
Déni, Colère, Négociation, Dépression et Résignation. Pour le dire autrement, la plupart des mourants diraient tour à tour et dans cet ordre : « il doit y avoir une erreur », « c’est tellement injuste », « laissez-moi au moins vivre jusque tel ou tel événement », « à quoi bon ? » et « je suis enfin prêt ».
Romain Gary ne connaissait sans doute pas cette histoire mais c'est ce nom qu'il a pourtant choisi quand il s'est agi de devenir un autre. Il a trouvé alors, et sans doute au hasard, un pseudo pour échapper à un nom déjà chargé d'histoire, et s'est choisi Ajar, c'est-à-dire Ah'ar... à une lettre près. Pure coincidence, évidemment. A moins que son inconscient, héritier de la sagesse talmudique, n'ait choisi de le mener là ?
Que savons-nous des textes dont nous ne savons rien ? De quelle manière sommes-nous les héritiers à la fois des histoires qu'on a lues et de celles qu’on ne nous a pas racontées ?
La laïcité dit que l’espace de nos vies n’est jamais saturé de convictions, et elle garantit toujours une place laissée vide de certitudes. Elle empêche une foi ou une appartenance de saturer tout l’espace. En cela, à sa manière, la laïcité est une transcendance. Elle affirme qu’il existe toujours en elle un territoire plus grand que ma croyance, qui peut accueillir celle d’un autre venu y respirer.
Je devais lui dire que les rabbins n'ont pas plus de réponses que les autres. Parfois, juste un peu plus de questions.