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Citation de Partemps


L’étude de l’écorché a sans doute ses avantages ; mais n’est-il pas à craindre que cet écorché ne reste perpétuellement dans l’imagination ; que l’artiste n’en devienne entêté de la vanité de se montrer savant ; que son œil corrompu ne puisse plus s’arrêter à la superficie ; qu’en dépit de la peau et des graisses, il n’entrevoie toujours le muscle, son origine, son attache et son insertion ; qu’il ne prononce tout trop fortement ; qu’il ne soit dur et sec ; et que je ne retrouve ce maudit écorché, même dans ses figures de femmes ? Puisque je n’ai que l’extérieur à montrer, j’aimerais bien autant qu’on m’accoutumât à le bien voir, et qu’on me dispensât d’une connaissance perfide, qu’il faut que j’oublie.

On n’étudie l’écorché, dit-on, que pour apprendre à regarder la nature ; mais il est d’expérience qu’après cette étude, on a beaucoup de peine à ne pas la voir autrement qu’elle est. Personne que vous, mon ami, ne lira ces papiers ; ainsi je puis écrire tout ce qu’il me plaît. Et ces sept ans passés à l’Académie à dessiner d’après le modèle, les croyez-vous bien employés ; et voulez-vous savoir ce que j’en pense ? C’est que c’est là, et pendant ces sept pénibles et cruelles années, qu’on prend la manière dans le dessin. Toutes ces positions académiques, contraintes, apprêtées, arrangées ; toutes ces actions froidement et gauchement exprimées par un pauvre diable, et toujours par le même pauvre diable, gagé pour venir trois fois la semaine se déshabiller et se faire mannequiner par un professeur, qu’ont-elles de commun avec les positions et les actions de la nature ? Qu’ont de commun l’homme qui tire de l’eau dans le puits de votre cour, et celui qui, n’ayant pas le même fardeau à tirer, simule gauchement cette action, avec ses deux bras en haut, sur l’estrade de l’école ? Qu’a de commun celui qui fait semblant de se mourir là, avec celui qui expire dans son lit, ou qu’on assomme dans la rue ? Qu’a de commun ce lutteur d’école avec celui de mon carrefour ? Cet homme qui implore, qui prie, qui dort, qui réfléchit, qui s’évanouit à discrétion, qu’a-t-il de commun avec le paysan étendu de fatigue sur la terre, avec le philosophe qui médite au coin de son feu, avec l’homme étouffé qui s’évanouit dans la foule ? Rien, mon ami, rien.

J’aimerais autant qu’au sortir de là, pour compléter l’absurdité, on envoyât les élèves apprendre la grâce chez Marcel ou Dupré [2] ou tel autre maître à danser qu’on voudra. Cependant, la vérité de nature s’oublie ; l’imagination se remplit d’actions, de positions et des figures fausses, apprêtées, ridicules et froides. Elles y sont emmagasinées ; et elles en sortiront pour s’attacher sur la toile. Toutes les fois que l’artiste prendra ses crayons ou son pinceau, ces maussades fantômes se réveilleront, se présenteront à lui ; il ne pourra s’en distraire ; et ce sera un prodige s’il réussit à les exorciser pour les chasser de sa tête. J’ai connu un jeune homme plein de goût, qui, avant de jeter le moindre trait sur sa toile, se mettait à genoux, et disait : « Mon Dieu, délivrez-moi du modèle. » S’il est si rare aujourd’hui de voir un tableau composé d’un certain nombre de figures, sans y retrouver, par-ci par-là, quelques-unes de ces figures, positions, actions, attitudes académiques, qui déplaisent à la mort à un homme de goût, et qui ne peuvent en imposer qu’à ceux à qui la vérité est étrangère, accusez-en l’éternelle étude du modèle de l’école.

Ce n’est pas dans l’école qu’on apprend la conspiration générale des mouvements ; conspiration qui se sent, qui se voit, qui s’étend et serpente de la tête aux pieds. Qu’une femme laisse tomber sa tête en devant [3] tous ses membres obéissent à ce poids ; qu’elle la relève et la tienne droite, même obéissance du reste de la machine.

Oui, vraiment, c’est un art, et un grand art que de poser le modèle ; il faut voir comme M. le professeur en est fier. Et ne craignez pas qu’il s’avise de dire au pauvre diable gagé : « Mon ami, pose-toi toi-même, fais ce que tu voudras. » Il aime bien mieux lui donner quelque attitude singulière, que de lui en laisser prendre une simple et naturelle : cependant il faut en passer par là.

Cent fois j’ai été tenté de dire aux jeunes élèves que je trouvais sur le chemin du Louvre, avec leur portefeuille sous le bras : « Mes amis, combien y a-t-il que vous dessinez là ? Deux ans. Eh bien ! c’est plus qu’il ne faut. Laissez-moi cette boutique de manière. Allez-vous-en aux Chartreux ; et vous y verrez la véritable attitude de la piété et de la componction. C’est aujourd’hui veille de grande fête : allez à la paroisse, rôdez autour des confessionnaux, et vous y verrez la véritable attitude du recueillement et du repentir. Demain, allez à la guinguette, et vous verrez l’action vraie de l’homme en colère. Cherchez les scènes publiques ; soyez observateurs dans les rues, dans les jardins, dans les marchés, dans les maisons, et vous y prendrez des idées justes du vrai mouvement dans les actions de la vie. Tenez, regardez vos deux camarades qui disputent ; voyez comme c’est la dispute même qui dispose à leur insu de la position de leurs membres. Examinez-les bien, et vous aurez pitié de la leçon de votre insipide professeur et de l’imitation de votre insipide modèle. Que je vous plains, mes amis, s’il faut qu’un jour vous mettiez à la place de toutes les faussetés que vous avez apprises, la simplicité et la vérité de Le Sueur ! Et il le faudra bien, si vous voulez être quelque chose.

« Autre chose est une attitude, autre chose une action. Toute attitude est fausse et petite ; toute action est belle et vraie.

« Le contraste mal entendu est une des plus funestes causes du maniéré. Il n’y a de véritable contraste que celui qui naît du fond de l’action, ou de la diversité, soit des organes, soit de l’intérêt. Voyez Raphaël, Le Sueur ; ils placent quelquefois trois, quatre, cinq figures debout les unes à côté des autres, et l’effet en est sublime. À la messe ou à vêpres aux Chartreux, on voit sur deux longues files parallèles, quarante à cinquante moines, mêmes stalles, même fonction, même vêtement, et cependant pas deux de ces moines qui se ressemblent ; ne cherchez pas d’autre contraste que celui qui les distingue [4]. Voilà le vrai : tout autre est mesquin et faux. »
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