Je suis à Séville sous un oranger en fleur dans les bras de Roman, l'Andalou vêtu de noir qui n'est pas encore mon amant. Depuis le coucher du soleil, nous regardons les confréries religieuses avec leurs capuches pointues parcourir les ruelles de la vieille ville arabe dans le sillage des brancards en bois doré où se dressent des statues du Christ et de la Vierge. Cette nuit de la Madrugá est la plus longue de la Semaine sainte et la ville tout entière s'est déversée dans les rues : les processions dureront jusqu'à ce que des hirondelles chasseresses zèbrent le ciel d'aurore. Devant l'église, les corps pressés dans la petite place blanche embaument l'eau de Cologne à la lavande. Crachés par les encensoirs, des nuages acres de résines grésillantes - messages millénaires des hommes aux dieux - percent l'odeur grasse des cierges en cire d'abeille des pénitents.
Tandis que l'odeur suave et narcotique de la fleur d'oranger se déploie, le parfumeur m'en désigne les facettes les plus incongrues. Comme des tours de passe-passe, ses mots font surgir de la mouillette une cosse de petit pois cassée, l'asphalte surchauffé juste avant l'orage, une coulée de cire grasse, une bouffée miellée de pollen. L'absolue de fleur d'oranger est à la fois animale, végétale et minérale ; elle n'a pas tout à fait l'odeur de la fleur dont elle est extraite. Mais le fantôme de cette fleur, flottant au-dessus de la mouillette, suffit à réveiller un souvenir lointain. Je ferme les yeux pour laisser la fragrance imprégner mon esprit jusqu'à ce qu'elle domine toutes les autres odeurs du labo, me ramène à la première fois où je l'ai respirée...
Elle avait alors pour moi un autre nom, plus poétique, légué par les Maures à la langue espagnole : azahar.