Didier Callot

Dans la cuisine, il récupéra un quignon de pain et un morceau de fromage de vache, puis passa dans le cellier se découper une grosse tranche du jambon fumé pendu à la poutre.



Il sortit dans la cour, se chaussa et caressa longuement Mirette, qui l’avait reconnu et n’avait pas aboyé. Il eut l’impression que sa chienne avait deviné son intention, car elle le regardait avec de grands yeux tristes et il lui fit comprendre qu’elle devait rester là.



Enfin, il prit sa bicyclette et sortit sur la route avant de l’enfourcher. Il jeta un dernier regard à sa ferme et se mit à pédaler énergiquement, mû par cette force irrésistible qui fait déplacer des montagnes...

Ils avaient depuis longtemps quitté le pays plat du Berry, où les orges commençaient à jaunir, et longé la vallée nonchalante du Cher, avant de traverser les prairies grasses du Bourbonnais, parsemées des innombrables taches blanches formées par les troupeaux de charolais. Le convoi de roulottes arrivait maintenant à Montluçon et se dirigea vers le terrain dédié aux gens du voyage, sur les bords de l’Aumance..



Un groupe de roulottes s’y trouvait déjà et Carmen reconnut immédiatement celle de Margarita, sa meilleure amie. Elles avaient sensiblement le même âge toutes les deux et, bien qu’elles n’aient pas grandi ensemble, elles se connaissaient depuis l’enfance et se retrouvaient à chaque rassemblement des gitans. Elles furent toutes les deux surprises de se retrouver dans le Centre de la France, alors qu’elles auraient dû être, l’une et l’autre, dans le Midi».

Ainsi donc, les craintes que Dolorès avait eues, quand Carmen avait rencontré ce gadjo, s’avéraient maintenant bien réelles ! Elle descendit de la roulotte de sa fille complètement bouleversée ; elle venait de réaliser qu’elle allait la perdre.



Elle connaissait la loi du peuple gitan : les femmes souillées étaient chassées, qui plus est quand elles portaient en elles le fruit de leur faute et, comble de malheur, quand elles commettaient celle-ci avec un étranger.



D’ailleurs, Dolorès ne se souvenait pas avoir entendu parler d’un pareil cas dans toute la communauté, et il fallait que cela tombe sur elle ! Elle imagina un instant la honte qui allait s’abattre sur leur famille : José perdrait à coup sûr son statut de chef de clan, et peut-être en seraient-ils tous, eux aussi, exclus ?

La jeune fille s’enhardissait aussi et elle lui fit une réponse moins laconique :



– " On va aux Saintes-Maries-de-la-Mer. On va y fêter sainte Sara, notre Vierge Noire, en octobre."



– Une vierge noire ?"



Denis n’avait jamais entendu parler d’une vierge qui fût noire.



– "C’est la sainte patronne des gitans. Normalement, on aurait dû aller au grand pèlerinage du mois de mai, mais ma grand-mère est morte avant et on l’a enterrée pas loin d’ici".

Plus tard, on lui dit qu’un général, nommé Gallieni, avait eu l’idée miraculeuse de recourir aux taxis parisiens pour acheminer les troupes de renfort sur le front. C’est ce qui provoqua, in extremis, le sursaut français, lors de la bataille de la Marne, marquant l’arrêt de la progression allemande.

Les gens de la terre ne les aimaient pas non plus, parce que les hommes ne faisaient pas que tresser des paniers... On les trouvait souvent à flâner nonchalamment sur les chemins mais tout le monde savait qu’ils repéraient des endroits où braconner.



Leurs enfants, qui n’allaient quasiment jamais à l’école, passaient leurs journées à poser des collets à lapins ou à pêcher à la « chave », les jambières retroussées et leurs mains expertes fouillant les berges de la rivière à contre-courant, à la recherche de belles truites saumonées. Quant aux hommes, ils attendaient la nuit pour se glisser, agiles et silencieux, comme les renards à qui ils faisaient de la concurrence, dans les enclos pour y prélever quelques poules bien dodues.

En apprenant que sa fille avait perdu l’être qui lui était le plus cher au monde et que plus rien ne la retenait ici, Dolorès dévoila enfin la raison de sa venue : elle et toute la famille étaient revenus la voir pour tenter de la décider à repartir avec eux...

C’est Marie qui retrouva son frère sur le terrain près du cimetière, à la nuit tombante. Elle n’avait pas eu besoin de le chercher bien longtemps et elle était sûre de le trouver là. Dans la pénombre, elle distingua que les roulottes avaient disparu. Il était assis dans l’herbe, les deux bras croisés sur ses deux genoux repliés et la tête penchée vers le sol ; il tenait dans une main les deux boucles d’oreille bien serrées. Personne ne l’avait vu partir et la Denise commençait à s’inquiéter de ne pas le voir revenir.



La confidence qu’il lui avait faite l’avait préoccupée toute la journée, bien qu’elle ait réussi à donner le change avec ses invités. Elle se doutait de ce qui devait turlupiner son fils en ce moment même, mais elle ne savait pas s’il avait cherché à revoir la jeune gitane ou s’il était retourné à la fête au village, avec le risque d’y rencontrer Gustave...

- En France, il n'avait été prévu de protéger que l'élite politique, militaire et, comme dans mon cas, scientifique, laissant la population dans l'ignorance totale du danger et de la manière de s'en garantir.

Denis resta un moment tout seul, le cœur déchiré d’avoir fait tant de peine à cette jeune fille qui, sans son amour dévorant pour Carmen, aurait pu le rendre heureux et ne méritait pas ce qu’il lui avait fait subir. Quand il se décida à retourner auprès de ses parents, les Berton étaient partis et il vit son père qui attendait, le visage fermé, assis dans la voiture. Il rejoignit sa mère et vit dans son regard, qu’elle non plus ne se faisait plus d’illusions...