Ils y allèrent. Paul était forestier. Entre tronçonneuses, crocs et bidons d'huile, l'état de sa voiture s'en ressentait. Elle était d'un modèle vénérable, mais n'en assurait pas moins son service avec vaillance pourvu qu'on la laissât souffler à la porte de chacun des bistrots judicieusement répartis tout au long de la route de Saint-Ignafion. Paul respectait scrupuleusement les souhaits de sa voiture.
Il servit la goutte. On en dégusta quelques brèves lichettes en silence.
- Vrai qu'elle est bonne, dit Tonin. Presque autant que celle de son père.
- Presque, confirma Pierre.
- T'as essayé celle à l'Arsène ?
Mon nom est Robert Brampton. Bien que je sois américain, je me sens un peu comme chez moi, ici, en France, où j'ai vécu tant d'années. Je pense avoir tourné hier la dernière page d'une affaire qui a occupé presque toute ma vie.J'avais, quoi ? à peine trente ans lorsque je m'y suis trouvé mêle. J'avais même exactement vingt-neuf ans. C'était en 1868, deux ans avant la chute de Napoléon III. Je m'en souviens fort bien et je crois y avoir quelque mérite puisque j'ai aujourd'hui quatre-vingt-un ans révolus.

L'affaire de Lucien n'est plus qu'un prétexte. Il lui sert à satisfaire une énorme curiosité qui s'est ouverte en lui. Avec un certain malaise, il mesure l'énormité du désintérêt des autres qui s'est saisi du petit monde dans lequel il vit. Comme des particules dans l'immensité du vide sidéral, ils se sont séparés et se sont oubliés. Chacun mène sa vie comme il l'entend ou, plus sûrement encore, comme elle lui est imposée, mais, quand le hasard les fait se rencontrer, ils ne se reconnaissent plus.
Décomposition d'une forme de société qui a fait son temps. Ce ne serait rien si autre chose s'était reconstruit derrière. Après tout, il n' y a rien d'immuable. Que nous le voulions ou pas, nous évoluons tous les jours, à l'image de notre environnement. Ce serait terrible et d'un ennui mortel si les choses venaient à se figer. Mais de là à se diluer à ce point ! En quelques années, l'étroite et patriarcale société villageoise aussi vieille que le monde s'est perdue dans le marais de l'indifférence. Chacun pour soi.
« Une civilisation où l’homme est respecté au- delà de ses idées , voilà ma civilisation ».
Antoine de SAINT- EXUPÉRY.
L'homme que Roland aurait le plus aimé connaître était pourtant un Allemand, un "casque à pointe", un Boche... Mais un homme dont il pressentait qu'il n'était pas bien différent de lui, même s'il parlait le français en le malaxant rudement de son lourd accent. Etait ce là une différence qui compte ? Celui-là l'avait écouté. Dans l'incroyable dialogue qu'ils avaient établi de tranchée à tranchée, dans l'infinie perdition où tournoyait l'esprit de Roland, dans cette nuit où avait basculé sa vie, il avait senti tant de simple, de pure amitié de la part de cet homme-là, que, depuis, au fond de lui subsistait comme une douleur latente de n'avoir jamais pu savoir qui il était ni ce qu'il était devenu.
Regarde-donc ; sur trois affaires, une seule, celle de Victor, est à peu près assurée de sa continuité. les deux autres... Ça ne te fait rien, toi, l'idée que , contre les sous qu'on nous en donnera, n'importe qui pourra faire n'importe quoi de ce que tu auras mis toute ta vie à bâtir ?!
Les autres, ceux d'en face, les gros, les puissants, les riches, ils ont compris, eux. Ils ont réfléchi, eux. Et pourquoi crois-tu qu'on a laissé s'installer tout ce chômage ? Tu crois que ça les gêne, eux, ce chômage ? Ca les arrange, oui. C'est la meilleure garantie qu'ils ont pu trouver pour avoir la paix, pour qu'on les laisse mener leurs petites affaires entre eux, bien tranquillement. Je sais, les jeunes n'ont plus le choix. Ils sont piégés. Ils doivent faire avec, mais tu ne me sortiras pas de la tête qu'un monde où le seul choix est de composer avec les injustices et les inégalités, c'est un monde pourri. Et je ne suis pas bien fier de léguer ça à mon petit-fils...
P325-326 Presses de la Cité - Terres de France.
Depuis le temps, il n'y prenait plus garde. Il avait son jardin secret à lui, le Gaston Piéjut, où ne l'atteignaient plus les sarcasmes de ses amis et les imprécations de sa femme. La fourche à la main, le dos rompu du travail de toute une journée, il était capable de s'immobiliser, de rester figé dix bonnes minutes à se délecter simplement de l'émotion que faisait monter en lui l'embrasement d'un coucher de soleil ou l'élégance nonchalante du vol plané de la buse... L'instant d'après, il reprenait son labeur comme si de rien n'était et ne s'expliquait toujours pas comment ces brefs moments de rêverie lui redonnaient une ardeur nouvelle au travail.
Car Youssef n'entendait pas se déplacer autrement qu'en charrette à âne. Cela faisait plus de quarante ans qu'il opérait ainsi et il ne voyait pas de raison de changer ses habitudes.
- Tu es riche, Youssef, le blaguait-on. Tu t'achèterais un vélomoteur, ça irait tout de même mieux !
Il hochait vigoureusement la tête et défendait son âne.
- Et pourquoi je changerais ? disait-il. Ça va bien comme ça. Je n'ai pas besoin de plus. La vitesse ? Pour quoi faire ? J'ai tout mon temps, moi. Et ma bourrique ? Qui c'est qui la fera sortir, si je vais en vélomoteur ?