Didier Eribon vous présente son ouvrage "
Vie, vieillesse et mort d'une femme du peuple" aux éditions Flammarion. Entretien avec
Sylvie Hazebroucq.
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Le retour dans le milieu d'où l'on vient- et dont on est sorti, dans tous les sens du terme- est toujours un retour sur soi et un retour à soi, des retrouvailles avec un soi même autant conservé que nié

Il est donc vain de vouloir opposer le changement ou la "capacité d'action" aux déterminismes et à la force autoreproductrice de l'ordre social et des normes sexuelles, ou une pensée de la "liberté" à une pensée de la "reproduction"... puisque ces dimensions sont inextricablement liées et relationnellement imbriquées. Tenir compte des déterminismes ne revient pas à affirmer que rien ne peut changer. Mais que les effets de l'activité hérétique qui met en question l'orthodoxie et la répétition de celle-ci ne peuvent être que limités et relatifs : la "subversion" absolue n'existe pas, pas plus que l'"émancipation" ; on subvertit quelque chose à un moment donné, on se déplace quelque peu, on accomplit un geste d'écart, un pas de côté. Pour le dire en termes foucaldiens : il ne faut pas rêver d'un impossible "affranchissement", tout au plus peut-on franchir quelques frontières instituées par l'histoire et qui enserrent nos existences.
Capitale fut donc pour moi la phrase de Sartre dans son livre sur Genet : " L'important n'est pas ce qu'on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu'on a fait de nous. " Elle constitua vite le principe de mon existence. Le principe d'une ascèse : d'un travail de soi sur soi.

Quand je la vois aujourd'hui, le corps perclus de douleurs liées à la dureté des tâches qu'elle avait dû accomplir pendant près de quinze ans, debout devant une chaîne de montage où il lui fallait accrocher des couvercles à des bocaux de verre, avec le droit de se faire remplacer dix minutes le matin et dix minutes l'après-midi pour aller aux toilettes, je suis frappé par ce que signifie concrètement, physiquement, l'inégalité sociale. Et même ce mot d"'inégalité" m'apparaît comme un euphémisme qui déréalise ce dont il s'agit : la violence nue de l'exploitation. Un corps d'ouvrière, quand il vieillit, montre à tous les regards ce qu'est la vérité de l'existence des classes. Le rythme de travail était à peine imaginable dans cette usine, comme dans toute usine d'ailleurs : un contrôleur avait un jour chronométré une ouvrière pendant quelques minutes, et cela avait déterminé le nombre minimum de bocaux à "faire" par heure. C'était déjà extravagant, quasi inhumain. Mais comme une bonne partie de leur salaire se composait de primes dont l'obtention était liée au total quotidien, ma mère m'a indiqué qu'elle-même et ses collègues parvenaient à doubler ce qui était requis. Le soir, elle rentrait chez elle fourbue, "lessivée", comme elle disait, mais contente d'avoir gagné dans sa journée ce qui nous permettrait de vivre décemment.
Capitale fut donc pour moi la phrase de Sartre dans son livre sur Genet : "L'important n'est pas ce que l'on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-même de ce qu'on a fait de nous." Elle constitua vite le principe de mon existence. Le principe d'une ascèse : d'un travail de soi sur soi.
Je ne connaissais rien des classes préparatoires aux grandes écoles, des hypokhâgnes et des khâgnes, ni des écoles normales supérieures au concours d'entrée desquelles elles donnent accès....Là encore, l'ignorance des hiérarchies scolaires et l'absence de maîtrise des mécanismes de sélection conduisent à opérer des choix les plus contre-productifs, à élire les parcours condamnés, en s'émerveillant d'avoir accès à ce qu'évitent soigneusement ceux qui savent.

Le goût pour l'art s'apprend. Je l'appris. Cela fit partie de la rééducation quasi complète de moi-même qu'il me fallut accomplir pour entrer dans un autre monde, une autre classe sociale- et pour mettre à distance celui, celle d'où je venais.(...) Combien de fois, au cours de ma vie ultérieure de personne "cultivée", ai-je constaté en visitant une exposition ou en assistant à un concert ou à une représentation à l'opéra à quel point les gens qui s'adonnent aux pratiques culturelles les plus "hautes" semblent tirer de ces activités une sorte de contentement de soi et un sentiment de supériorité en lisant le discret sourire ont ils ne se départent jamais, dans le maintien de leur corps, dans leur manière de parler en connaisseurs, d'afficher leur aisance...tout cela exprimant la joie sociale de correspondre à ce qu'il convient d'être, d'appartenir au monde privilégié de ceux qui peuvent se flatter de goûter les arts "raffinés". Cela m'intimida toujours, mais j'essayai néanmoins de leur ressembler, d'agir comme si j'étais né comme eux, de manifester la même décontraction qu'eux dans la situation esthétique. (p.107-108)
On ne change pas le passé. On peut tout au plus se demander : comment gérer son rapport à une histoire dont on a honte ? Comment se débrouiller avec ces horreurs d'autrefois, quand on ne peut échapper à l'évidence que l'on s'inscrit, malgré soi mais malgré tout, dans sa généalogie ?
Un corps d'ouvrière, quand il vieillit, montre à tous les regards ce qu'est la vérité de l'existence des classes.
On n'efface pas aisément l'histoire. Des trajectoires à ce point divergentes ont du mal à se croiser à nouveau.
En fait, les classes défavorisées croient accéder à ce dont elles étaient auparavant exclues, alors que, quand elles y accèdent, ces positions ont perdu la place et la valeur qu'elles avaient dans un état antérieur du système. La relégation s'opère plus lentement. l'exclusion se produit plus tardivement, mais l'écart entre les dominants et les dominés reste intact : il se reproduit en se déplaçant.