Vidéo de Dimitris Stefanakis
Il tenait l'acte de nationalisation et s'empressa de le tendre à l'intéressé. Il se pencha vers vers la fenêtre ouverte ; après un salut militaire, cuirassé dans l'impassibilité de son métier, il déposa le document à l'arrière du véhicule, sans prêter attention à la main crispée, immobile,de celui qui venait de rendre l'âme.
Mais, en revenant à ta remarque du début, que chacun de mes livres accouche du suivant, je voudrais souligner que l’oeuvre d'un écrivain qui se respecte doit donner dans son ensemble l'impression d'un seul et même livre. Chaque créateur a dans son esprit une seule idée. Il écrit et crée de belles choses en partant de cette idée. Mais continue.
- Puis vint L'Eté, avec la fraicheur de ces textes qui exposent ton amour pour le soleil et la mer, correct ?
- Correct. Ça paraît bizarre, mais ce livre a absorbé, on pourrait dire, la moindre once d'écriture qu'il me restait Je considère que c'est un miracle si j'ai pu achever La Chute, deux ans plus tard.
- A supposer que tu aies eu la vision d'un palais intellectuel de trois étages, tu n'as fini la construction que des deux premiers: l'absurde et la révolte. Le troisième étage, l’amour, tu l'as inauguré avec Le Premier Homme, mais tu n'as pas eu le temps de l'achever.
- Dommage, parce que l'amour interprète l'absurde et exhorte à la révolte, observa-t-il.
- Sans doute est-ce dans la nature même de l'amour que d'être inassouvi. C'est peut-être le destin des grands créateurs que de nous laisser avec la sensation de l'inachevé, quelque chose comme une promesse qu'ils ne réaliseront jamais, finit par dire Ariane.
Oui, mais tu ne te rends pas compte que tu engendres une angoisse dans la conscience du lecteur, répliqua Ariane, absorbée par le fil de sa pensée. Parfois, j'ai l'impression que tu n'écrivais pas pour le public, mais contre lui ! En lisant à plusieurs reprises L'Étranger, je sentais chaque fois que, dans la scène du meurtre de l'Arabe, après le premier tir, tu dirigeais l'arme du crime contre le lecteur, que les quatre coups de feu successifs n'étaient que des coups menaçants sur la porte de son destin. N'as-tu jamais pensé à la façon dont tu commences Le Mythe de Sisyphe ? C'est comme si tu disais à celui qui te lit qu'il devrait sérieusement penser au suicide. C'est comme si tu donnais une réponse au to be or not to be de Shakespeare en lui proposant de ne pas vivre. Cela, Shakespeare lui-même n'a pas osé le faire.
Cela me parait logique, lui répondit-elle en continuant leur marche. C'est bizarre, mais on dirait que ton cœuvre a évolué à travers des accouchements successifs. Comme si un livre en portait un autre. La conception du Malentendu, par exemple, s'est faite dans un paragraphe de L'Etranger. Cette histoire de l'homme qui, revenant après de nombreuses années, cache son identité à sa mère et à sa sœur et qui est finalement assassiné par elles...
- Il a été puni pour son arrogance, c'est tout, se justifia Camus Mais il y a une erreur dans cette œuvre..., compléta t-il, sans pour autant poursuivre sa pensée.
Il lui sembla macabre d'expliquer à Ariane que la mort, qu'il décrivait comme un sommeil sans rêves dans Le Malentendu, n'était en fin de compte qu'une léthargie onirique qui durait éternellement.
La menace devient plus oppressante dans La Peste. Là, les rats, les porteurs silencieux de calamités, submergent la cité de notre âme et, à la fin, rien ne s'éclaircit vraiment. On dirait que le danger ne s'éloigne pas définitivement, étant donné que le bacille de la peste ne meurt pas, mais qu'elle demeure en veille pendant des décennies, dans les lieux où nous nous mouvons, dans les objets que nous utilisons, jusqu'à ce qu'un méchant sorcier vienne réveiller ses rats pour les envoyer crever dans notre bienheureuse cité. Et du coup, l'angoisse du lecteur se perpétue. En fin de compte, c'est lui Sisyphe qui soi-disant compatit et son martyre, c'est le plaisir douloureux de tes textes.
Autant d’églises que de maisons, fut la première impression qu’eut Camus en 1955, lorsqu’il foula le sol de l’île qui allait devenir pour lui une Ithaque inattendue. Aujourd’hui, les maisons s’étaient multipliées à l’excès au nom du cosmopolitisme qui outrageait arbitrairement l’ascétisme cycladique. Les églises aussi y contribuaient. Elles émergeaient de-ci de-là sur les terres arides de Mykonos, dont les toits rouges ressemblaient à d’énormes coquelicots avec leurs toits rouges. C’étaient souvent des chapelles isolées et pittoresques typiques de campagnes insulaires.
Incipit :
C’était comme s’il eût soudain émergé des flots, au milieu d’un décor éblouissant de mer et de rochers, dans un paysage qu’il n’était pas sûr de reconnaître.
C’est ça, la vraie vie ? se demanda-t-il. L’éternelle lumière ?
Cette lumière, peut-être n’était-elle que l’éclat suscité à sa gauche par ces terres minérales, parsemées de maisons d’une blancheur aveuglante qui faisaient songer à des mouettes prenant leur envol dans ce débordement de soleil.
- Si tu étais Camus, et qu'on te disait que tu n'as le droit d'emporter dans l'éternité qu'un seul livre, lequel prendrais-tu ?
- Tu veux une réponse honnête? J'aurais emporté Le Premier Homme parce que, avec ces cent quarante-quatre pages d'écriture serrée, j'aurais pu regarder dans les yeux les grands maîtres, Balzac, Stendhal, Proust ou Dostoïevski.
Tu parles de notre choc à nous ! pense un peu à Camus. Quarante ans après sa mort, il atterrit à une époque où tout a changé, où il se retrouve entouré d’inconnus à qui il doit faire confiance, qu’il le veuille ou non. Comment te sentirais-tu à sa place ?
Ici, dans les Cyclades, pierres et sable affirmaient leur présence. Et le sel lui procurait une sensation agréable dont il n’était jamais pressé de s’en débarrasser.