Texto, de
Dmitry Glukhovsky (LGF), coup de coeur d'Aude, librairie L'Hirondelle
(Dans le cadre de l'édition spéciale Lire en Poche 2020)
Celui qui trouvera en lui-même assez de patience et de courage pour scruter toute sa vie les ténèbres sera le premier à y apercevoir un éclat de lumière.
Ce n'est pas la mort qui effraie, c'est son attente.
Tu mourras.
Tous tes proches mourront.
Tes biens pourriront.
Une seule chose traversera les siècles : les hauts faits d'armes des disparus.
Un référendum. La belle affaire ! Le peuple vote oui, alors c'est oui. Le peuple vote non, alors il s'est gouré le peuple. Il n'a pas bien réfléchi à la question.
Tu connais la parabole de la grenouille dans le pot de crème ? Un jour deux grenouilles tombèrent dans un pot de crème. L'une, adepte de la pensée rationnelle, se rendit compte à temps que toute résistance était futile et qu'on ne pouvait tromper son destin. Et comme l'existence d'une vie après la mort était possible, pourquoi se fatiguer et se bercer inutilement de faux espoirs ? Aussi croisa-t-elle ses pattes et s'en alla-t-elle par le fond. L'autre - qui sait ?- était peut-être athée. En tous cas, elle se débattit. On pouvait se demander à quoi bon ce manège puisque tout est joué ? Mais non, elle continua et persista, tant et si bien qu'elle battit la crème en beurre. Et elle s'en sortit, honorant la mémoire de sa camarade, morte prématurément au nom du progrès, de la philosophie et de la pensée rationnelle.

Nous nous arrêtons dans le hub. Les portes d’embarquement sont installées sur trois étages, les murs de vingt mètres de hauteur sont occupés par une publicité sociétale : « LA VIEILLESSE ? LE CHOIX DES FAIBLES » et le cliché d’une ruine asexuée et ridée aux cheveux blancs. Des yeux larmoyants, une bouche entrouverte où il manque la moitié des dents. L’abjection incarnée. Je suis sûr qu’en collant ici cette caboche gigantesque les apôtres du bien-être commun ont enfreint un certain nombre de règles de l’éthique. C’est un mal nécessaire : l’Europe doit économiser sur tout, alors les pensions et les assurances maladie pour des vieillards en voie de décomposition, c’est un véritable gaspillage. Bien sûr, on ne leur coupe pas les vivres, mais on ne doit en aucun cas encourager la multiplication de ces maudits fainéants. Il faut aussi bien garder à l’esprit que la vieillesse ne vous tombe pas dessus de nulle part : tous ces idiots ont un jour décidé de se multiplier. Donc, pour chaque milliard qu’on dépense afin de leur permettre de vivre à nos crochets le plus longtemps possible, nous mettons un autre milliard sur la table pour l’éducation de leurs rejetons. Les retraités et les gamins, ça n’engendre que des dépenses ! Une minorité qu’il aurait fallu mettre à l’index depuis longtemps.

Des millions d’années durant, les hommes ont ardemment désiré vaincre la mort, s’affranchir de son joug, pour cesser de vivre dans la peur et être libres ! À peine s’étaient-ils redressés, à peine avaient-ils empoigné le premier bâton, qu’ils réfléchissaient déjà à une combine pour berner la Faucheuse. Pendant toute notre histoire, et même avant, quand celle-ci n’était qu’un magma intemporel inconscient, notre but n’a cessé d’être le même. Les gens dévoraient le cœur et le foie de leurs ennemis, partaient en quête de sources mythiques cachées le diable seul savait où, avalaient de la corne de rhinocéros et des pierres précieuses pilées, ne s’accouplaient qu’avec de jeunes individus, payaient des fortunes à de prétendus alchimistes, bouffaient exclusivement des sucres ou des protéines suivant les recommandations des gérontologues, pratiquaient le jogging, déboursaient des fortunes à des chirurgiens charlatans pour que ces derniers leur tirent la peau et fassent disparaître les rides… L’homme était prêt à tout pour rester éternellement jeune, ou du moins pour en garder l’apparence. Nous ne sommes plus un homo sapiens. Nous sommes l’homo ultimus.
Les rats battirent en retraite, leur rage aveugle et dévastatrice brisée par une des dernières inventions du génie guerrier humain. Car de toute les espèces, l'humanité a toujours été la plus douée pour dispenser la mort.
Désormais, il n’y a ici que du charbon et de la suie et seuls les sacs en plastique survolent cette désolation noire. Quand nous aurons tous clamsé, et je donne à l’humanité deux cents ans tout au plus, ces sacs poursuivront leur course pendant encore quelques siècles. C’est sans doute tout ce qui restera de notre civilisation, de notre monde. Ces sacs sont nos excréments impérissables. Le mémorial le plus approprié à notre insignifiance.
La maison – ses fenêtres immenses aux rideaux qui faseyent à l’extérieur, la vanille de ses murs qui fond dans la bouche des cieux – respire calmement, comme vivante. Un chat se prélasse sur les lattes noires de la terrasse. Le paysage : collines bombées, couronnées de chapelles qui ont des allures de seins aux tétons percés, combes ombragées, mâts agités des cyprès – tout sombre peu à peu dans l’indigo nocturne.