Présentation du livre "Le Secret de Mademoiselle"
illustrations : Chloé Rémiat
texte : Dorothée Piatek
Editions Vilo Jeunesse
Ma chère épouse,
Bientôt quatre ans que j’ai quitté la maison. Toutes ces années perdues me rendent malade !
Pourquoi les hommes s’infligent-ils tant de souffrances ? Si seulement cette guerre pouvait nous assurer un avenir heureux pour toujours. Si seulement les hommes pouvaient être frères…*
[lettre de Pierre à Élisabeth]
Certains ne supportent plus d’être réduits à l’état de bêtes sauvages. Comme elles, nous rampons dans les plaines, contraints de tuer pour sauver notre peau. J’ai l’impression de n’avoir plus rien d’humain. Faut-il que j’aime mon pays pour me battre ainsi !
[lettre de Pierre à Élisabeth]
Trois ans et demi que j’ai quitté la maison. Trois ans et demi plongé dans un abîme de douleur, trois ans et demi sans la douceur de ta peau. Je ne suis plus un homme. Je crains que la folie ne se soit emparée de moi. L’espoir m’a quitté, il ne me reste plus que la résignation d’une vie gâchée. Je ne rentrerai pas, Élisabeth, cette guerre c’est pour la vie. Ma mémoire est saturée des horreurs et des cris de souffrance dont je suis le témoin et la victime impuissante. Les rideaux de métaux qui balaient les champs de bataille ne me quitteront jamais. Si Dieu me permet un jour de regagner ma maison, sache que mon corps sera de retour, mais que Pierre, l’homme que tu as connu, demeurera au front pour toujours.
[lettre de Pierre à Élisabeth]
Toutes ces femmes aux jupes longues qui marchent sur les pavés du Nord proclament leur indépendance, l’égalité avec les hommes. Il faut avouer que depuis le départ de leur mari, elles ont largement contribué au bon fonctionnement de leur foyer. Elles sont à la fois mères, ménagères et travailleuses salariées. Leurs responsabilités n’ont jamais été aussi importantes. Régnant sur leur foyer comme des patriarches, elles n’ont pas l’intention de retrouver le statut unique d’épouse et de bonne mère une fois la guerre terminée.
Au beau milieu de cette guerre, Élisabeth est convaincue de vivre une véritable révolution de la condition féminine.
Les hommes prennent une grande inspiration et se lancent au-dessus de la butte, au devant de la mort. Des ordres sont hurlés, mais ils n’entendent déjà plus. Ils avancent courbés. La boue colle à leurs chaussures, les aspirants vers le sol. Des coups partent de tous côtés. Les cris des hommes se mêlent au bruit des balles. La fumée épaisse et âcre aveugle dans les deux camps. Baïonnettes en avant, les soldats plantent tout ce qui arrive d’en face. Ils touchent la mort du doigt, elle est fourbe, vicelarde, puante. Ils n’ont plus peur, ils sont fous, massacrant l’adversaire comme des bêtes. Le danger n’est plus là, ils sont le danger.
Suis la cadence
Marche
Ajuste ton pas
et reste droit mon frère
Tes cris de misère
Briseront leurs nuits
Mouillés de sueur
Ils hurleront au diable
Imploreront Dieu
Pour t'avoir fait souffrir
Suis la cadence
Marche
Ajuste ton pas
Crois en toi et avance
Une nuit qui sera la dernière
Sera leur première
Ton regard et tes cris
Pourriront leurs nuits
Sur cette île mon frère
Quand tu seras parti
J'aime cette photo où l'on voit la terre du Nord calme et tranquille s'étirer à perte de vue. J'en ai passé des après-midi à courir dans ces champs, à jouer sur ces pavés qui dessinent les routes de nos campagnes...
J'ai eu une belle enfance...
France, que fais-tu de tes enfants… Nous sommes tous devenus des bêtes !
Ma tête est remplie de haine et de folie. Je ne suis plus l’homme que tu as aimé : la guerre m’a sali
[lettre de Pierre à Élisabeth]
Tout le quartier est en émoi car Mme Baron a dénoncé nos voisins aux Allemands en disant qu’ils avaient caché des bijoux dans leur jardin. Voilà où la guerre nous mène : la délation ! Quelle tristesse ! Je ne comprends pas ce qui nous arrive, Pierre.
[lettre d’Élisabeth à Pierre]

Cette ville (Arras) est prise en étau sur trois côtés par les troupes allemandes. Meurtrie par les bombardements, elle n'est plus qu'un champ de pierre, de briques amoncelées, de charpentes de bois encore fumantes, de façades maintenues debout par des fils invisibles et de rues pavées menant à d'autres ruines qui se succèdent encore et encore. Toutes ces splendides maisons de grès et de brique, son hôtel de ville et sa cathédrale se sont effondrés tel un vulgaire château de cartes comme si un géant était venu y souffler des colères excessives. J'imagine les scènes d'effroi que les habitants ont dû vivre, terrés dans leurs caves, affolés par les bruits et la pluie des feux de l'enfer qui s'abattait sur leur ville. Entendre sa maison, sa rue, son quartier se réduire en cendre sous les tirs d'obus et esquiver la mort à chaque seconde. Et je ne te parle pas, Jenny, de l'air chargé de gaz, des fumées et de la chaleur des flammes qui devaient emplir leurs poumons, les menant lentement à l'asphyxie. Cette ville est détruite, et ses trésors anéantis.