Dans les années 70, Earl Thompson a vécu en France.
Sur le plan idéologique, on pouvait plus ou moins le définir comme populiste-agnostique-anarcho-syndicalo-cabochard tendance primitif.

Ce pays, il a complètement perdu ses repères. Les amis se font plus confiance entre eux. Plus personne aide personne. Tout le monde s'en fout. C'est chacun pour sa poire et le diable pour tous. Tout ça à cause de Rockefeller et sa clique. A cause des pétroliers. Des banquiers et leurs taux d'intérêt. Y tueraient père et mère sans hésiter, y mettraient n'importe qui en taule, y z'achèteraient tout un Congrès, tout un pays, y feraient n'importe quoi et y diraient que c'est l'intérêt national. Mon cul, oui ! C'est des bons à rien d'enculés, tous ! Et personne fait rien. La prochaine fois, on élirait un Hitler que ça m'surprendrait pas. Un putain de pays qui donne même plus les moyens aux vieux d'aller en ville ou à la campagne. C'est ça, l'histoire de ce pays, si tu lis un peu. Pas besoin de bouquins d'école. C'est dans les journaux, pour peu qu'on ait assez de cervelle pour le lire. J'ai pas l'impression qu'on t'apprend ça à la fac, hein ?

Le visage de Madame Miller n'était pas tant une caricature de la féminité qu'une insulte à son essence même. Une toute petite bouche écarlate peinte sur une surface qui n'était pas sans évoquer la pâte à pain, et qui semblait, vision obscène, s'ouvrir vers l'intérieur quand elle parlait, comme si la femme allait se dévorer elle-même. Une expression ingrate, incapable de la moindre émotion sauf la cruauté, la cupidité et la peur, le genre que l'on voit si communément derrière les caisses enregistreuses de bouis-bouis infâmes portant des noms comme Dew Drob Inn avec sa spécialité d'escalope panée, ou encore de bouges où seule la levée de coudes des momies silencieuses au zinc vient ponctuer lugubrement les heures qui passent. Et le fait qu'elle utilise des produits cosmétiques et porte de la lingerie semblait être la pire des perversions. Elle avait le cheveu rare et terne, bien que teint en noir de jais au point que même son cuir chevelu en était comme maculé. Quant à ses sourcils, ils se réduisaient à deux fines lignes maladroitement tracées au crayon. Un visage digne d'un Brueghel, d'un Hogarth ou d'un Grosz. Et, selon les canons américains, I'opposé polaire d'une Eleanor Roosevelt. Un furoncle humain.
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Maman ?
Quoi ?
Des fois j'ai l'impression que moi je suis plus vieux, et toi, t'es une petite fille.
Elle le prit dans ses bras.
On se serre les coudes tous les deux. Pour le meilleur et pour le pire.
Maintenant que j'ai vu le pire, répondit-il, citant une des répliques favorites de son grand-père, quand est-ce qu'on voit le meilleur ?
Sur le navire, y compris chez ceux qui parlaient d'étudier à la fac en rentrant, la lecture relevait soit du pur divertissement, soit de la source d'informations à ingurgiter dans le but de trouver un meilleur boulot, et certainement pas des idées ou des scènes qui pouvaient éventuellement leur électriser l'esprit et leur ouvrir les yeux. Les romans qui racontaient autre chose qu'une histoire de flics ou de cow-boys étaient une perte de temps aussi dangereuse pour la santé que pour la virilité. Même ses meilleurs amis lançaient des coups d'oeil sceptiques sur les livres qu'il lisait, avec ce même air de désapprobation silencieuse qu'ils affichaient lorsqu'un des infirmiers les plus efféminés faisait des bonds de cabri accompagnés de petits cris en recevant une main au cul dans la file d'attente du mess.
Il avait demandé à étudier le chinois, des fois qu'il serait amené à devenir un de ces soldats de fortune, mais la fac ne proposait pas cet enseignement. Bizarre, il avait toujours cru qu'une université, ça savait tout. Une femme qui avait l'air d'exsuder un produit hydratant pour la peau l'avait alors regardé droit dans les yeux par-dessus la rampe de lancement de ses petits seins pointus comme des obus, et l'avait convaincu : « La langue internationale, c'est le français », sur ce ton qui laissait entendre qu'il lui suffirait de l'apprendre pour qu'elle et lui vivent une histoire torride.
Pris entre le marteau de la pauvreté comme échec moral personnel et l'enclume de ce miroir aux alouettes qu'était la récompense matérielle d'une citoyenneté à laquelle ils ne pouvaient jamais prétendre, ils étaient des réprouvés partout où ils jetaient l'ancre. Toute leur histoire était un kaleidoscope insensé de faits, de fantasmes sur grand écran, de mensonges de protection instinctifs et de vérités un peu arrangées pour entrer dans le moule d'un rêve américain modeste et présentable.
Ok, résumons : son beau-père était un gibier de potence et sa mère une pute ; sa grand-mère et son grand-père avaient toujours été à l'assistance ; mais bon, ça ne voulait pas dire qu'il allait forcément mal tourner. Il était certain d'une chose, cependant : avant de se retrouver avec un boulot de merde toute sa vie, à devoir quand même quémander de l'aide, il prendrait une arme et irait faire des braquages.
Son visage était un masque coquin de cosmétique qui lui fit penser à ces petites filles qu'on nommait sam-san, d'à peine trois ans parfois, qu'on voyait traînées de bar en bar par leurs parents, un frère ou un parrain qui les avait achetées et formées à jouer de cet instrument à corde unique dont le son, pour une oreille occidentale, n'était pas sans évoquer un chat qu'on torture.
Je fais partie de ces gens sur qui j'écris et ne ferai jamais vraiment partie des autres. Je fais partie de ceux qui ont été effrayés si jeunes par la violence que le simple fait de ne pas être mort est pour nous une victoire.