écrivore

Il me reste tellement peu de temps jusqu’au concours, je dois vraiment me dépêcher. Allez, une dernière couture et je pars. J’engage le tissu sous le pied de biche que je descends. J’appuie sur la pédale doucement. Quelque part une porte claque dans l’immeuble. Je lève la tête, mon doigt dévie... et l’aiguille s’y enfonce comme dans du beurre. Le sang gicle aussitôt. La douleur devrait être intense, mais je la sens à peine tellement j’ai peur de salir le bustier. Je cours au lavabo et place ma main sous le robinet. Puis je déchire des bandes d’un vieux torchon pour m’en faire un pansement que je serre au maximum. Je me rassieds à la machine. J’ai froid et je suis nauséeuse, mais je veux finir ce bustier ce soir. RIEN ni PERSONNE ne pourra me faire lâcher prise.

— Vous êtes devenue couturière à Cuba alors ?
— Oui. J’ai commencé très jeune à raccommoder les trous aux genoux des uns, les fonds de pantalons des autres. Puis j’ai fait mille travaux pour allonger, raccourcir, rapiécer, etc. J’ai appris la couture comme ça, sur le dos de ma famille d’abord, puis de mes voisins, puis des gens de mon quartier. Sans machine !
Elle sourit de nouveau :
— Et à l’époque on me payait en volailles, en légumes ou en plats cuisinés !
J’ouvre de grands yeux étonnés et elle pouffe :
— Pas la peine de m’amener un poulet rôti la prochaine fois, hein !

Finalement, après des heures de dispute, mes parents cochent la case « seconde-générale-au- lycée-d’à-côté » sur le formulaire. Au passage, ils me rajoutent toutes les options possibles (y compris le chinois). Sans surprise. Leurs arguments : « Tu pourras toujours revenir au stylisme avec un bac scientifique en poche », « ça te laisse le temps de réfléchir et changer d’avis » Je monte dans ma chambre et claque la porte. C’est cuit de chez cuit. Je n’apprendrai jamais la couture.