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Citations de Edition Le Cherche-Midi (14)


Depuis l'aube des temps, la persécution de la différence, qu'elle soit d'opinions, de croyances, de race ou de principes, jette sur le chemin de l'exil des hommes et des femmes à la recherche d'un sanctuaire. L'histoire est également jalonnée de conflits et de soulèvements qui se soldent par des exodes massifs de gens ordinaires craignant pour leur vie et leur sécurité.
Les poèmes choisis pour ce recueil ne sont qu'un seul et même cri qui s'élève au-dessus des époques et des cultures jusqu'à l'essence même de la condition humaine pour chanter la douleur et le déchirement de l'exil.
Puissent-ils également nous rappeler que l'institution de l'asile est l'une des plus anciennes et des plus précieuses qui soient. Point de rencontre de toutes les cultures et de toutes les religions, elle constitue l'une des expressions les plus fondamentales et les plus tenaces de la solidarité humaine.
Malheureusement, les victoires de la violence et de la persécution ont plus que jamais besoin de protection. Car notre monde contemporain ne compte pas moins de 17 millions de réfugiés, qui vivent en exil dans des conditions extrêmement difficiles, tant au plan physique que psychologique. Ce sont pour la plupart des femmes et des enfants.
Il nous faut donc réaffirmer notre engagement à accueillir et protéger ses victimes de l'intolérance et de la violence. Il faut aussi œuvrer résolument à la création d'un monde plus juste et plus ouvert, un monde où nombre de réfugiés pourront rentrer chez eux dans la sécurité et la dignité et où d'autres ne seront plus contraints de fuir.

(Préface de Sadako OGATA, Haut-commissaire des Nations-Unies pour les réfugiés)
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Quand je quittais mes côtes natales au début de 1960, je n'avais aucune intention de m'enfoncer héroïquement dans les souffrances de l'exil. En fait, j'ai grandi graduellement dans l'absence, sans être jamais capable de résoudre les ambiguïtés de mon état. Comme d'autres criquets pèlerins, je devins un habitué de la Préfecture de Paris. Ce ne fut qu'en 1973 que je fus autorisé à rentrer à la maison pour trois mois, et comme je l'ai raconté dans « Une saison au paradis », le voyage se transforma en tentative pour me mettre en règle avec mes racines, pour en finir avec les affaires de jeunesse. Sans succès, cela devint clair (sinon je suis un récidiviste) car mon retour clandestin en 1975 était aussi en partie motivé par le besoin personnel d'aller au-delà de la contradiction d'être passionnément impliqué « là-bas » tout en vivant à l'étranger. Finalement, après sept ans et demi de vie carcérale comme le pouls au cœur du no man's land, le cordon ombilical fut coupé. Après quoi j'ai pu continuer, sachant que l'Afrique du Sud sera toujours à mes yeux le prisme maternel, la douleur aussi bien qu'une chance, un défi intrépide pour l'humanité à lever nos yeux terre vers un nouvel horizon en cette fin de siècle. J'ai été libéré pour vivre pleinement le restant de ma vie ailleurs. Pour déménager avec les changements. Pour écrire et prendre. Pour voir de plus près le soleil se rabougrir. Pour recevoir la mort inattendue.

Breyten Breytenbach (extrait de « Métamorphoses. Poèmes. »)
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Voyageur ad vita aeternam (poème de Samih al-Qâssim)

Tu n'as ni patrie ni maison ni bien-aimée
n'as-tu pas encore compris ?
Salve de feu, cri, geôle
tu n'as ni patrie
ni maison
ni bien-aimée
ô gardien du cimetière

Tristesse et horoscope
veillée agitée, ulcère
cadavre, trictrac
voilà tout ce que tu as hérité d'hier
pour après-demain
n'as-tu pas encore compris ?
Tu n'as ni patrie ni maison ni bien-aimée
la boucherie séculaire s'étend
et le périple d'amour
Alors, pleure sur la valise
pleure avec la valise

(traduction Abdelatif Laabi, « Je t'aime au gré de la mort »)
[p. 162]
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Mon peuple fantôme (poème d'Ilarie Voronca)

Entre mer et terre. Entre pierres et ciel.
Avec le pain jaune de la route. Avec le vin rouillé de la forêt
Voilà mon ouvrage accompli. Et les outils de travail
Sont devenus des instruments de musique.

C’est ainsi
Qu’à travers la flamme de la mémoire les objets se changent en paroles.
Sur le promontoire, ici, dernier vestige de l’homme. Rencontre.
Le vent jette dans l’écume ses épées d’eaux.
Solitude coupée géométriquement par les oiseaux
Qu’ici donc les visages de la vie se montrent.

Le soleil tombé dans mon œil salé. Face
Aux algues chevelues et aux cortèges de poissons
Mon visage fêlé par le vent comme le bord d’une tasse,
Sur mes lèvres serrées : aube ou crépuscule comme un son.

Sans filets, sans armes
De chasse. Collé aux rochers. Vers le Sud
Les aigles d’écumes. Seul avec mon travail accompli entre terre et larmes.
Les cannes à pêche sont devenues des harpes. Les fusils des flûtes.

Mais le cœur est la barque éternelle d’Ulysse
Qui touche dans son rêve tant d’îles,
Dans les veines, de nouveaux archipels surgissent,
Une parole, un rire, font naître une ville.

Là sur le promontoire j’attendais ces passages
D’îles : oiseaux étranges jaillis d’entre les cordes
Je te reconnaîtrai fantôme entre ces bâches
Des terres nomades. Là près du Peuple étranger dont la patrie est morte
Est ma place. Là sur l’Ile fantôme
Je viendrai avec mes instruments de musique. Avec ma journée accomplie.

Temps d’exil ? Non. Fuite à travers les glaciers du sommeil ? Non.
Le ver de la souffrance tordu dans la pomme de cette blessure.

Mais jusqu’alors : sans armes, sans outils, sur cette
Pierre : extrême limite du continent
Entre rochers et flots qui rejettent
Le lait blanc de l’écume jusqu’à ma faim, jusqu’au vent,
Ici. Loin de l’homme implacable. Loin
Des distributeurs de terre. Sans retour. Sans fuite.
La voix oubliée en moi comme une lettre dans un livre
J’attends mon peuple fantôme, mon île-fantôme.

(version française de l'auteur, extrait de « Anthologie de la poésie roumaine », par Alain Bosquet, 1968)
[pp. 46-47]
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Sans patrie (poème d'Octavian Goga)

Je suis un homme sans patrie,
Un grain de feu que le vent porte,
Un esclave seul échappé aux fers,
Le plus misérable du monde.
Je suis un mage de la foi nouvelle,
Un pauvre fou aveuglé par un astre,
Qui erre longtemps pour vous apporter
Les contes de son pays.

Je suis la dernière
Des larmes versées depuis mille ans ;
Je suis le rêve qui ressuscite
À l'âtre des orphelins.
Je suis le reproche vagabond
Des parages sans voix
Et d'un monde qui meurt.
Je suis l'ultime cri.

Je suis le soupir qui pleure
Là-bas dans mon village sur la colline.
Je suis le cri trempé dans le sang
De veuves de Transylvanie.
Je suis le messager de l'amour et de la haine,
Quelqu'un qui rêve de victoires,
Et je porte dans la bouche les malédictions
Héritées de mes aïeux.

Je me suis détaché des tombes
Et des cryptes humides et froides
Où les souvenirs veillent
Sur un rêve éternel.
Et avec ce frisson qui tue
Ceux qui ont foi en leurs frères,
J'ai pleuré devant chaque porte
La douleur des morts oubliés.

Je sens aujourd'hui la nuit descendre
Sur mon matin révolu,
Mon chant s'envelopper
Dans le linceul d'un éternel silence…
Éclaboussé de rires et de fange,
Je porte mon fardeau parmi vous ;
Car malheur à qui, perdu son pays,
Doit le mendier de vous...

(traduit du roumain par Alain Bosquet)
[pp. 51-52]
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Canaan d'exil

Frère, je suis d'ici :
tout poème s'inscrit
Dans la nuit de l'exil, sous un ciel solitaire,
Avec les souvenirs qui saignent sans un cri.

Je te rends aujourd'hui, miel amer d'une vie,
Ces mots simples, appris au collège avant-guerre :

Tout mêlés à la terre étrange, à la lumière
Et noircis dans le bois de l'automne à l'agonie,
À travers le Pays de l'attente sans fin
Ils se sont, comme moi, perdus jusqu'au matin (…)

(poème de Claude Vigée, 1962, publié dans « Le Soleil sous la mer », 1972)
[P. 73]
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En exil (poème de K. Arthur Nortje)

Le ciel illimité flamboie suffisamment
pour me rendre mal à l'aise.
Des nuages s'étirent
et refont des dessins d'antan.

Le vent s'engouffre entre les tours
dans des tunnels neufs et anciens.
Mon cœur est labouré
par les bottes qui passent.

Je flotte dans mes habits
que le vent revenu agite.
Des feuilles, un bref paysage de rue,
et voilà que ressuscitent

le ciel bleu méridional, une journée
belle de vent : le paradis.
Autrement,
l'âme en exil dépérit.
L'homme à la peau foncée ne peut rien espérer.
Aussi, n'emprunte plus le bleu canal de la mémoire.
Sur le sable d'une dune,
j'édifie un tableau marin.

Les grains glissent et s'échappent,
jouets du vent ou de ma main.
Plein de bonté, un nuage
obscurcit le soleil, cette faim.

(traduction Jacques Alvarez-Péreyre, « Les Temps modernes » juin-août 1986)
[p. 133]
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L'exil (poème d'Elmira Chackal)

Ta vie sur des plans parallèles
poursuit sa différence et déchirée

en ses espaces depuis la souffrance
contre la même balustrade en déroute

confond tous les pays en une seule
terre à perpétuité.

(« Nocturnes et fulgurances », 1984)
[p. 99]
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COURONNÉ DEHORS (poème de Paul Celan)

COURONNÉ DEHORS,
craché dehors dans la nuit.

Sous quelles
étoiles ! Seul
l'argent du cœur-marteau battu à gris. Et
la Chevelure de Bérénice, ici aussi, - j'ai tressé
Je tresse, je détresse,
Je tresse.

Gouffre de bleu, en toi
je repousse l'or. Avec lui aussi, celui
dissipé chez les catins et les filles,
je viens et je viens. Vers toi,
aimée.

Aussi avec blasphème et prière. Aussi avec
chacune, au-dessus de moi,
des massues vrombissantes : elles aussi
fondues en un, elles aussi
phallique nouée vers toi,
Gerbe-et-Parole.

Avec des noms, imbibés
de tout exil.
Avec noms et semences,
avec des noms, plongés
dans tous
les calices qui débordent
de ton sang royal, homme, - dans tous
les calices de la grande
rose du ghetto, depuis laquelle
tu nous regardes, immortel
de tant de mots sur les chemins des matins mortes.

(Et nous chantions la Varsovienne.
Du jonc aux lèvres, Pétrarque.
Aux oreilles de la toundra.)

Et monte une terre, la nôtre,
celle-ci.
Et nous n'envoyons
aucun des nôtres en bas,
vers toi,
Babel.
(traduction Martine Broda, extrait de « La Rose de personne », 1979)
[pp. 83-84]
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J'ai constamment rejeté la conception de l'exil comme débilitante, pétrifiante, auto–apitoyée ; et pourtant, la plupart de mes ruminements tournent autour de l'absence : ne pas être là où j'appartiens naturellement. J'ai essayé de mettre en valeur les aspects négatifs et les acquis positifs de mon expulsion hors du canevas tribal et de la vie « ailleurs ». C'est vrai qu'il faut non seulement vivre en dehors de l'environnement social où l'on aurait dû fonctionner d'instinct mais qu'il faut en plus se faire au manque, à l'absence, au sentiment d'avoir été dépossédé de ses aspirations normales. Il y a un brin d'aliénation là-dedans, un mal du pays, une grande envie de déferlantes mugissantes, de facéties mordantes d'un prolétariat saoul, d'étoiles mûres et de parfum de gardénia embaumant la nuit sous une véranda tamisée. Mais ailleurs l'on survit, comme en compensation, avec un sens aigu d'adaptation ; on en arrive à inspecter la doublure interne de l'intégration ; on prend de la distance comme un prix de consolation et peut-être acquiert-on en effet de la perspective ; on se sent enfin comme Dieu caché dans sa tombe avec les pas de danse fébriles de la fourmi.

Breyten Breytenbach (extrait de « Métamorphoses. Poèmes. »)
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Ce « non-engagement » n'est pas du goût des asticots qui vivent sur le corps moralement écœuré de l'anti-apartheid, de la même façon que d'autres (vautours mâchonnant des cigares et hyènes en costards rayés) continuent à festoyer sur la bestialité même. Ce n'est pas la peine de dire que je ne suis pas un exilé : les gens insistent pour qu'on satisfasse leur besoin d'outrage, d'éviscération publique et de catharsis. La diaspora des Sud-Africains a probablement renforcé une importante composante de notre combat : l'internationalisme (dans le sens positif du panafricanisme et du tiers-mondisme et pas seulement pour un caquetage socialiste), lui évitant ainsi de n'être qu'une révolte nationaliste noire de plus.

Breyten Breytenbach (extrait de « Métamorphoses. Poèmes. »)
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Vartui, ma chérie, réveille-toi, mon enfant, le funeste jour est arrivé, il faut partir, comme je te l’ai appris, tu cours, tu ne t’arrêtes pas, tu vas droit devant. Dépêche-toi, ma fille, ils arrivent… »

Brutal est mon réveil, il fait nuit noire dehors. Maman m’a secouée très fort. Le moment que nous craignions tous et pour lequel nous nous sommes préparés est malheureusement venu. Me saute aux narines une âcre odeur de peur, la dernière que je garderai de maman, le parfum rance de sa sueur qui dégouline et trempe sa chemise. Sa transpiration et ses pleurs se mêlent, elle est terrorisée, ses dents s’entrechoquent mais malgré tout, elle essaie de me sourire à travers ses larmes.

J’enfile rapidement ma paire de babouches vertes, celles avec le bout recourbé doré que m’a fabriquées mon oncle Vartan. Je n’ai pas d’autre bien, excepté mon cadeau d’anniversaire que je glisse dans la poche de mon tablier. Je me mets à courir sans regarder derrière moi, un pied devant l’autre, le désespoir m’empoigne le coeur de ses griffes glacées.

Mes pas m’emmènent rapidement hors du petit village de Erzinga où je suis née. Le vent glacial m’apporte des relents nauséabonds de mort et de fin du monde. J’ai froid malgré ma course folle, le sable crisse sous mes pieds, témoin que je ne rêve pas. L’étouffante immensité du désert se referme sur mon petit corps de jeune fille. Je suis née la dernière année du xixe siècle, je viens de fêter mes seize ans.

Je tâte le cadeau offert par mes parents, le contact du verre lisse me rassure. Je cours dans la nuit depuis des heures déjà. « Cours droit devant », m’a dit maman quand on a commencé à s’entraîner à fuir, quand on a entendu que notre village pourrait être menacé, quand les meurtres ont commencé à se multiplier dans le pays.

Elle m’a dit : « Ne t’arrête jamais, Vartui, ma fille chérie, il en va de ta survie… » Mais c’est impossible, je ralentis, je cherche une cachette et la nuit ne m’aide pas.

J’aperçois au loin une forme immobile, une grosse pierre me semble-t‑il. Je n’aime pas désobéir à mes parents mais j’ai besoin de souffler, de reprendre des forces.

Arrivée à la hauteur du monticule, j’ai un haut-lecoeur.

Mon ventre vide m’épargne le désagrément de vomir. Mes yeux observent l’intolérable, ce que j’ai pris pour une pierre est en fait un amas de cadavres, deux hommes sauvagement égorgés, trois femmes mutilées, empilés comme de vulgaires sacs de sucre. Du ventre d’une des femmes pend un foetus minuscule, encore attaché par le cordon. Tout mon être révulsé m’exhorte

à la haine de l’ennemi, mais je n’ai pas la force d’avoir des états d’âme.

Tenaillée par la faim, je me surprends à fouiller dans les poches des morts. Je crie de joie à la découverte d’une tranche de lavash, le pain sans levain dont se régale mon peuple, les Arméniens.

Assise sur le macabre monticule, je dévore ce qui m’apparaît à ce moment-là comme une délicieuse galette odorante. Le semi-coma dans lequel me plongent les épreuves me renvoie vers une forme de bestialité. Toute humanité a déserté mon peuple en ce funeste mois d’avril 1915. Pour ne pas perdre la raison, je repense à l’objet précieux dans ma poche et m’endors serrée contre les corps encore chauds.

Une série de bruits secs répétés me réveille en sursaut. Désorientée, je tourne la tête : des yeux exorbités par la peur me dévisagent et me ramènent brutalement à la réalité. Je me remémore les dernières vingt-quatre heures, les cris des femmes venues nous avertir dans notre petit village enclavé au milieu de l’empire Ottoman, le dernier regard de maman qui me pousse hors du futur carnage, hors de sa vue, vers ce qu’elle pense être mon salut. Avant de quitter mes compagnons d’infortune, je pense à refermer leurs paupières vides de vie. Être privés de sépulture sera déjà pour eux une terrible punition.

Courir sans se retourner d’accord, mais pour quel avenir ? Mon cerveau accuse la fatigue et les privations.

Il fait grand jour à présent, les relents fétides de décomposition me harcèlent de toutes parts. Je me mets

à genoux et prie : « Mon Dieu, ne m’abandonnez pas. »

Serrant dans ma main la croix pendant à mon cou, je prie pour que, malgré toutes les exactions perpétrées contre mon peuple, nous qui fûmes les premiers chrétiens d’Orient, ne perdions jamais la foi.

Contre toute logique, alors que je sais que je me dirige vers la guerre des hommes, les bruits qui m’ont réveillée m’attirent. Je m’accroupis et observe au loin une scène hallucinante. Une dizaine de cavaliers armés de fusils sont postés devant une colonne mouvante d’hommes aux pieds nus, en guenilles.

Certains prient les mains jointes, d’autres sont tétanisés.

Tous connaissent leur destin tout proche. Les cavaliers tirent méthodiquement sur les pauvres hères de gauche

à droite, une balle par condamné, pas plus, c’est la guerre, les munitions sont chères. Une balle, voilà la valeur d’un homme en cette époque-là. Des pensées macabres envahissent mon esprit engourdi. Parmi eux peut-être y a-t‑il mes oncles Vartan et Hagop, ou pire, mon père Harout, mon frère Sarkis ?

Comme un jeu de dominos synchrone, la colonne humaine s’effondre peu à peu. Moi qui pensais avoir vu le sommet de l’horreur, je gravis une nouvelle marche de la pyramide.

Satisfaits d’avoir accompli leur mission sanguinaire, les cavaliers ottomans rebroussent chemin, laissant un amas de chair et d’espoirs brisés. Une force venue de nulle part m’incite à me baisser et à ramasser les douilles et les balles perdues laissées sur le peloton d’exécution. Sans un regard pour les malheureuses victimes du premier génocide du xxe siècle, je fourre dans mes poches les précieux morceaux de métal qui me garantiront une monnaie d’échange contre mon prochain repas.

Tout à ma tâche, je n’ai pas vu venir le souffle qui me plaque brutalement au sol. Complètement assourdie, je sens un liquide chaud couler de mes oreilles. Mes yeux lavés de toutes les larmes que j’ai versées sont aveuglés d’abord par une énorme lueur, puis par un nuage de poussière. Le sable soulevé par l’explosion remplit l’atmosphère déjà viciée par les odeurs fétides des fluides corporels des morts, mêlés aux miens.

Complètement sonnée, je trouve le courage de me lever pour continuer de fuir, comme me l’avait ordonné maman. Arrivée devant le cratère laissé par l’obus, je réalise que pour moi, c’est la fin du voyage. Mes forces m’ont abandonnée, la cruauté des hommes m’a enlevé

tout espoir. Brisée, je me couche dans le trou béant dont se dégage une odeur suffocante de fumée.

Je prie une dernière fois pour que le Seigneur dans sa grande béatitude me rappelle rapidement à lui.

Apaisée par cette pensée, je sors de ma poche le flacon de parfum qui m’a fait office de compagnon de voyage.

Je l’ouvre, les effluves de rose envahissent mes narines douloureuses. Un sourire de bonheur sera mon masque mortuaire. Avant de m’endormir lourdement, ma dernière pensée va vers ce jour de janvier où maman m’avait offert ce flacon précieux d’essence de rose, rose comme la signification de mon prénom, Vartui, en arménien.

Profondément endormie, je sens qu’on me secoue de manière insistante, j’imagine dans mon demi-sommeil que c’est la main de Dieu. J’ouvre les yeux, je vois d’abord les sabots crottés d’un cheval piaffant d’impatience. Près de lui, je distingue la silhouette svelte d’un homme penché sur moi, un genou à terre.

Il m’observe avec une expression de douceur sur le visage. D’instinct, je sais qu’il n’est pas un ennemi. Il me dit dans ma langue : « Petite, comme toi je fuis les bourreaux, en passant devant ce trou, j’ai cru que mon imagination me jouait des tours. Mes narines ont respiré le parfum de la confiture de rose dont je raffole, j’en avais l’eau à la bouche. Je me suis approché et je t’ai vue endormie, souriant alors que tu n’as dû voir jusqu’ici que des horribles drames. Tu serrais dans ta main un flacon précieux, ton parfum d’essence de rose qui m’a guidé jusqu’à ta cachette. Je vais vers le sud, veux-tu venir avec moi ? »
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Une cloche de deuil (poème de Fernando d'Almeida)

Une cloche de deuil a sonné au seuil de l’exil
et la tornade du matin a tonné vers la mer
tu marcheras le cœur au poing
tu mâcheras un soir l’amer kola du veuvage
sur le désert nostalgique de ta naissance
une cloche d’alarme une cloche d’alarme
qu’importe l’aigreur des mots hongres
tu seras ici au carrefour des vents dénudés
sur la barque qui tangue
sur la pirogue qui chavire
tu viendras au bout du petit matin
écouter le chant du griot
entendre la voix des eaux

ton royaume sera de nostalgie
ton langage la prison d’un exil
Absente Absente Absente
l’harmattan est venu
l’harmattan est venu
un matin
un câlin
matin
et le ressac de mer
et la peur de dire
et la peur de tuer…

Une cloche de deuil a sonné au seuil de l’exil
et la tornade du matin a tonné vers la mer
(…)

(extrait de « Au seuil de l'exil », 1976)
[p. 127]
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L'exil est rond (poème de Pablo Neruda)

L’exil est rond
Un cercle, un anneau :
tes pieds en font le tour,
tu traverses la terre,
Et ce n’est que la terre
Le jour s’éveille et
Ce n’est pas le tien,
la nuit arrive :
Il manque tes étoiles
Tu te trouves des frères,
Mais ce n’est pas ton sang.

(« Chants libres d’Amérique latine » de Régine Meillac, 1965)
[p. 104]
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