Entretien chez Thinkerview :
Edwy Plenel : Benalla, Macron, le Journalisme menacé ?

Car, si Médiapart s'est fait connaître et remarquer par ses investigations, c'est surtout parce qu'elles dévoilaient ce qui était ignoré, nié ou caché, imposant dès lors au débat public des priorités nouvelles, bousculant l'agenda convenu des partis et des médias, des politiciens et des éditorialistes.
C'est cette quette là qui nous vaut des adversités en forme de compliments: une indépendance professionnelle farouche mise au service d'une exigence démocratique radicale. Le plaisir de l'enquête et le goût de la révélation, dont nous ne saurions nier l'attrait, n'ont jamais été des objectifs par eux mêmes. Nous avons toujours eu le souci de les rapporter à leur intérêt public: donner à voir et à entendre ce que les pouvoirs veulent cacher ou taire. Cet engagement civique par l'instrument du journalisme bouscule des conforts professionnels, notamment la tentation marchande d'une presse faisant grand bruit de tout ce qui, loin de déranger, conforte préjugés, clichés, vulgates et autres automatismes de pensée du moment.
" Parler de liberté n'a de sens qu'à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu'ils n'ont pas envie d'entendre. "
George Orwell, préface inédite à "La Ferme des animaux" (1945).
(page 9).
Dès lors, la peur devient l'argument du pouvoir, dressant la société contre elle-même dans un fantasme d'homogénéité et l'entraînant dans une quête infinie de boucs émissaires où l'Autre, le différent, le dissemblable, le dissonant, prend la figure de l'étranger, d'une étrangeté aussi intime que menaçante.
Confondre une entière communauté – d’origine, de culture ou de croyance – avec les actes de quelques individus qui s’en réclament ou s’en prévalent, c’est faire le lit de l’injustice. Et laisser s’installer ces discours par notre silence, c’est habituer nos consciences à l’exclusion, en y installant la légitimité de la discrimination et la respectabilité de l’amalgame. Au XXe siècle, la tragédie européenne nous a appris la fatalité de cet engrenage, dans l’acceptation passive de la construction d’une question juive. Ne serait-ce que parce que nous avons la responsabilité de cet héritage, nous refusons de toute notre âme cette insidieuse et insistante construction contemporaine d’une question musulmane.

Le repli identitaire, le racisme banalisé et la xénophobie assumée sont installés à demeure, jusqu’à encombrer les urnes, tandis que nos gouvernants leur cèdent du terrain en nourrissant le terreau des peurs et des haines. Leurs renoncements sociaux et leurs régressions démocratiques, leur manque de hauteur et leur absence de vision, leur soumission aux intérêts prévaricateurs du capitalisme financier sèment le désespoir et la colère.
Prisonniers du court terme et obsédés par leur survie, ils ne cherchent même plus à mener la bataille des idées, lui préférant le prêt-à-penser des communicants, marchands d’esbroufe et vendeurs d’éphémère. Pis, par frilosité ou lâcheté, conformisme ou aveuglement, ils ne cessent de reculer face aux idéologies renaissantes de l’inégalité, de l’identité et de l’autorité, destructrices de la promesse concrète d’une République démocratique et sociale. Eux même gagnés par l’effroi devant l’inconnu et l’incertain, ils s’avèrent incapables de proposer un imaginaire rassembleur, réduisant la politique à l’économisme, sa vitalité à une statistique, son ambition à la gestion. Et c’est ainsi qu’ils reculent sur la liberté, détrônée par la surveillance, sur l’égalité, corrompue par la concurrence, sur la fraternité, piétinée par l’exclusion. Et c’est ainsi, surtout, qu’ils font le lit des ennemis de la République, entendue comme promesse d’émancipation et d’éducation.
" Caminante, no hay camino
Se hace camino al andar. "
Antonio Machado (1875-1939).
Toi qui marches, il n'y a pas de chemin
Le chemin se fait en marchant.
L’assimilation est une injonction terrifiante qui fut aussi celle de la colonisation, notamment française : n’accepter l’Autre qu’à la condition qu’il ne soit plus lui-même, ne le distinguer que s’il décide de nous ressembler, ne l’admettre que s’il renonce à tout ce qu’il fut. Rien à voir avec l’exigence d’intégration où s’exprime une quête d’unité dans la pluralité, celle d’une vie à construire et à inventer ensemble, en tissant des liens qui ne sont pas de perdition ou d’égarement. Celle, en somme,d’une vie en relation, selon la belle définition qu’en donnait le poète Édouard Glissant : « Tu échanges, changeant avec l’autre sans pour autant te perdre ni te dénaturer. »
Ceux qui devraient éclairer, éduquer,élever ; et non pas abêtir, exciter, énerver. Ceux qui prétendent connaître,assurent réfléchir et veulent diriger ; et que l’époque, ses défis et ses incertitudes, a rendus ignorants, stupides et dangereux. Faute de savoir, de penser et de pouvoir, ils n’ont rien d’autre à proposer qu’une passion mortifère sous couvert d’une obsessionnelle islamophobie : la triste passion de l’inégalité, des hiérarchies et des discriminations. Passion ravageuse qui, au bout du compte, n’épargnera personne tant elle en vient, inéluctablement, à trier, séparer et sélectionner parmi notre commune humanité. Passion régressive et destructrice qui mine et ruine l’espérance d’émancipation, dont l’égalité des droits a toujours été le moteur.
Racisme et xénophobie ne sont pas de génération spontanée, mais le produit d’une politique qui s’y abandonne.
La désignation de boucs émissaires s’accompagne inévitablement de la promotion de dispositifs étatiques pour les stigmatiser, les réprimer ou les repousser qui finissent par porter atteinte à la démocratie. C’est dans ce processus d’accoutumance aux discriminations, où la politique de la peur favorise, par son aveuglement, le surgissement de ses ennemis – leurs désordres, leurs violences, leurs attentats, etc. –, que l’État d’exception devient la règle au détriment de l’État de droit.