Elise Ropers

Trop longtemps je me suis positionnée comme une victime ou un être inférieur ne méritant aucune attention. Fascinée par le pouvoir et ceux qui en exerçaient un, j'ai subi les événements ou les décisions des autres sans protester. Sans résister. Du moins concrètement. J'ai omis de me faire respecter et, par conséquent, de me respecter. Au détriment de ma propre dignité. J'ai entretenu une situation, un état de fait. Incapable de me rebeller, anesthésiée par la douleur qui me maintenait dans une condition proche de l'autisme, j'allais devoir encore attendre et subir maintes humiliations avant de réagir, d'exploser, d'arrêter de reproduire toujours un schéma identique et de bannir ma léthargie.

Gardant en lui, sur lui et tout autour de lui les empreintes omniprésentes de la France, le Vietnam, ex Indochine, tente de survivre, depuis déjà cinq ans, en se forgeant une identité nationale partagée entre l'épidémie communiste, la résistance vietcong et les protagonistes d'une indépendance plus libérale représentée en l'occurrence par les Yankees, les Américains bon teint.

La fin du monde s'annonce pour cette nation exténuée d'avoir connu trop de colonisateurs et de redresseurs de torts, et ce peuple s'étourdit de la folie des militaires qui ont perdu la notion même de la normalité à force de dompter la mort au quotidien.

Personne ne sait que cette fureur destructrice va encore durer jusqu'en 1975, que l'horreur n'aura qu'à attendre le lendemain pour toucher le paroxysme de l'insupportable (...).

Les petits rats sont éduqués comme des chiens savants. Quand ils se promènent dans les couloirs et qu'ils rencontrent un grand, ils se doivent de faire une révérence. Oui, vous lisez bien. En position inclinée et courbette ! Pas de bonjour ou de salut républicain, non une marque de déférence comme l'exprime un vassal à son suzerain. J'en ai déjà parlé. Cette pratique, je l'ai dit, date de Louis XIV. Bonjour les progressistes ! Depuis trois cent cinquante ans, rien n'a bougé. Surtout pas les mentalités. Révérence par-ci, révérence par-là. Sourires et soumission. Génuflexion et prosternation. Politique de la maison...

Plus tard, quand j'intégrerai le corps de ballet, je finirai par arrêter de penser. J'obéirai, je me soumettrai, j'attendrai. Je perdrai toute ma personnalité. D'ailleurs je le verrai au moment de la rédaction de ce livre. Avant d'oser tout dire, j'ai dû faire un travail sur moi-même pour recouvrer la confiance en ma personne et en mes descriptions. Parfois il faut du temps pour s'apercevoir de ce que l'on traverse. Pour moi il va falloir des années, je dirais presque des décennies, avant d'oser parler. Me donner le droit de penser ce que je pense...

Ensuite, en première division, on a un professeur complètement dingue, à forte tendance anorexique. Folle de la maigreur, elle nous touche avec ses doigts, à l'affût du moindre bourrelet. Obsédée par notre poids, elle apporte finalement sa balance pour nous peser. Inutile de dire que nous nous mettons à la diète. Il n'y en a pas une qui soit grosse. Nous avons entre quinze et seize ans, nous commençons juste à être fières de notre peu de poitrine et il faut déjà se la comprimer et restreindre notre gourmandise...

Bien que j'aie vécu de belles années, le plaisir, la complaisance, l'autosatisfaction pèsent peu dans la balance face à une dictature rétrograde. Le plus dur, en l'occurrence, n'est donc pas d'affronter la cruauté de certains adultes mais d'osciller sans cesse entre la caresse et la fessée, le compliment et la mise en quarantaine.

Cependant les complexes générés par une insécurité permanente sont toujours les meilleurs moyens pour s'autocensurer...