Citations de Elsa Godart (50)
Puis ce fut le trou noir. Ce trou sans fond dans lequel on tombe quand la vie bascule, ce trou comme un vide qui absorbe et qui terrasse.
(…) ce n’est plus la réalité qui inspire l’appareil photo mais l’appareil photo-téléphone-connecté qui la crée et la restitue par l’image. Ce n’est plus l’oeil de l’homme qui tente de rendre compte de sa vision du réel ; mais l’oeil de la camera, de la technique, qui organise la vue et réinvente le réel qui va avec.
Vivre est un fait quand exister est une idée ; vivre ne demande aucun effort,
quand exister suppose d’y travailler ; vivre c’est respirer la simplicité ; exister, c’est expirer de complexité. Vivre m’est donné, exister est à gagner. Exister suppose le fait de penser et d’être en lien avec le monde, avec l’autre.
Sans regard extérieur point de culte du moi. Il faut supposer une civilisation de spectateurs pour rendre une possible une société narcissique.
Construire en lieu et place de produire et ne plus être un produit mais devenir un lien.
Réduire la part la plus immatérielle (sentiment, émotion, pensée) du sujet humain à un calcul (une rentabilité, une somme, une valeur marchande, une efficacité, une productivité) dans le but d'en faire quelque chose, afin qu'au regard de l'évaluation sociale, il ne soit pas rien, c'est paradoxalement réduire à néant tous les espoirs humains.
Parce que, pour être tout à fait humain, il faut avoir le courage de vivre sans jamais avoir la certitude d'exister.
A partir de combien de followers peut-on dire que l'on a réussi sa vie ?
Le regard de l'autre est une lumière qui fait exister.
Pour autant, ce ne sont pas ces aspects connus ou plus techniques du vide qui m’intéressent, mais plutôt un sentiment spécifique qui plane dans l’air ambiant de nos vies cybermodernes.
(…) le selfie est questionnement identitaire, expression d’un corps métamorphosé qui échappe inlassablement à la saisie objective de son auteur. Le selfie se présente comme une tentative de réponse aux troubles que constitue la représentation de soi. Cette mise en scène du corps est aussi révélatrice des manques du sujet, ou de ce que nous pourrions appeler ces "ratages". Dans sa difficulté à exister, son impossibilité à affirmer sa singularité, le sujet se disloque, s’éparpille, se perd lui-même. L’acte selfique vient alors, en quelque sorte, rassembler le sujet morcelé, éclaté, l’écran se substituant au cadre contenant capable de le maintenir dans sa position. Cela passe par le corps. Un corps chosifié, réduit à sa pure représentation, tout entier dédié à la jouissance narcissique et au self-ego.
Notre démocratie est malade de son hyperindividualisme, ce qui se traduit par un vide politique ; notre société est malade de son hyperindividualisme, ce qui se traduit par un profond sentiment d’isolement ; notre intériorité est malade de son hyperindividualisme, ce qui se traduit par une désubjectivation dont le selfie est la représentation emblématique.
Ô selfie magique, dis-moi que je suis la plus belle… Mes mille amis Facebook, assurez-moi ce matin que mon existence est bien réelle par vos like à répétition." À cause de ce besoin de reconnaissance, nous avons perdu une liberté : celle qui consiste à être librement nous-mêmes sans chercher à plaire par peur de décevoir ou d’être rejetés ; d’être disliked, comme nous serions disqualifiés dans ce théâtre des représentations.
Faire semblant d'exister ne résout pas le problème du vide de nos vies.
Affolée et angoissée, marquée par le flou et l'imprévisibilité, notre époque en pleine transition, forte de ses métamorphoses, est particulièrement anxiogène.
On ne s'abandonne plus à la vie, on cultive l'effort d'exister.
Il y a dans le fait de publier un selfie sur les réseaux sociaux quelque chose de l’ordre de l’exhibition et du voyeurisme : l’auteur du selfie s’exhibe dans le but d’être vu, d’être perçu, amenant son public, celui à qui s’adresse ce selfie, à jouer le rôle du voyeur. Un comportement qui favorise et alimente le fantasme. Et c’est peut-être là l’une des perversions les plus caractéristiques de notre société hypermoderne : la substitution du fantasme à l’imaginaire, illustrée par cette recherche continue du rapport exhibition/voyeurisme.
Au cinéma nous ne pensons pas, nous sommes pensés. Jean-Luc Godard.
Le destinataire [du selfie] peut être une personne particulière, mais plus souvent, il s'agit de l'autre aux multiples visages que constitue l'ensemble de nos "amis" sur les réseaux sociaux. Ainsi les acteurs des réseaux sociaux deviennent des juges au regard implacable, dont le pouvoir de "liker" ou pas renforce ou fragilise notre narcissisme. En quelque sorte, s'inscrire sur un réseau social, c'est accepter - en même temps qu'exhibitionniste de notre propre vie privée - d'être un "voyeur", un "censeur", un "juge". Un voyeurisme qui participe à notre jouissance en nous conférant un certain pouvoir - représenté par la libre appréciation " sur l'autre.
L'introspection (cette capacité à plonger à l'intérieur de soi) requiert du temps, un temps qui n'est pas dédié à l'efficacité ni à la productivité, un temps intérieur qui s'égrène à un rythme qui entre en contradiction avec celui de l'hypermodernité. Puis, l'intériorité nécessite le déploiement d'une profondeur qui n'est plus une priorité à l'heure du virtuel.