Après le dîner, son père parla à la vieille dans la cuisine pendant que Chi-Huei les épiait depuis le jardin. Il lui remit une enveloppe et Chi-Huei sentit un frisson pareil à celui du cauchemar qu'il faisait souvent, un mélange de typhons, de feuilles de comptes et de longs ongles rugueux qui se plantaient dans la peau de celle qui semblait être sa mère. Chaque fois qu'il se réveillait de ce rêve, il regardait vers la porte : une ombre blottie dans la pénombre du couloir, dont les murs tapissés sentaient la friture, était sur le point d'entrer. La tante Li compta les billets et les mit dans un pot, et son père sortit de la cuisine. Le chœur des grillons montait des fourrés, monotone et précis, couvrant le ronronnement du trafic et le bruit de fond des voix du voisinage sortant des fenêtres ouvertes. La chaleur de l'atmosphère estivale diffusait l'odeur douce et acide d'un néflier. Chi-Huei aimait s'arrêter sous cet arbre pour aspirer l'étrangeté de la nuit, même si à cet instant il ne faisait guère attention à sa vibration silencieuse. Il était resté suspendu à l'argent que la tante venait de compter, à la vieille et à son père réunis dans la cuisine comme s'ils tenaient un conciliabule.
Désormais, son père ne signifiait plus grand-chose pour sa mère, et pour son grand-père, tout comme le pensait sa mère, il ne signifiait rien de plus que son désir de l’anéantir. D’un autre côté, si sa mère et son grand-père avaient appris un peu plus l’espagnol, ne serait-il pas renfermé ? La liberté de son père ne dépendait-elle pas du fait que ni sa mère ni le grand-père ne le comprenaient pas ? Sa mère communiquait avec son père avec de brèves phrases informatives : « La facture du gaz est arrivée », « Il faut aller racheter des fûts de bière », « La charnière de la porte droite du buffet s’est dévissée ». Son grand-père ne communiquait jamais directement avec son père, mais à travers eux. « Dis à ton père, disait-il à Chi-Huei devant son père, qu’il vérifie l’inventaire de la réserve
Le pire est que, ce que je concevais comme le monde des adultes, que je ne comprenais pas, ce qui me paraissait ennuyeux et désespérant parce que je n'étais pas encore une adulte, j'ai commencé à le voir comme une sorte de destin tragique qui m'attend au tournant. (p.201/202)