Rencontre animée par Francesca Isidori
Festival Italissimo
C'est un plaisir rare de voir réunis à Paris ces deux grands écrivains romains. Deux auteurs de la même génération, frères de canapé devant les matchs de la Lazio, qui ont traversé un pan de la littérature italienne moderne en y semant nombre de pépites. À l'image de leurs derniers romans respectifs. La plume rêveuse de Marco Lodoli à qui l'on doit Les Prétendants ou Îles : guide vagabond de Rome dessine, dans Les Prières, une trilogie romaine sobre et poétique qui s'attache à des gens sinon ordinaires, en tout cas de peu. L'aventure, chez Emanuele Trevi, est une histoire d'amitié. Avec Deux Vies, (prix Strega 2021) celles de ses inséparables amis Pia Pera et Rocco Carbone, écrivains disparus prématurément, l'auteur déjà primé pour Quelque chose d'écrit et le Peuple de bois tire un beau, profond, complexe et, finalement, si vivant portrait. Et plus encore.
+ Lire la suite
(...) nous vivons deux vies, toutes deux destinées à s’achever : la première, la vie physique est faite de sang et de souffle ; la seconde se déroule dans la tête de ceux qui nous ont aimés. Et quand la dernière personne qui nous a connus meurt à son tour, eh bien, nous nous dissolvons vraiment, nous nous évaporons, et la grande et interminable fête du Néant où les aiguillons de de l'absence ne sont plus en mesure de piquer qui que ce soit peut commencer.
Une demi-page d'un écrit mineur de Freud a plus de valeur que des étagères entières de petits romans intimistes. On ne peut pas non plus affirmer qu'il s'agit d'une question de compétences, d'horizons culturels. Mais il existe une différence, et elle est probablement l'une des clefs les plus importantes de l'œuvre de Rocco, considérée dans son ensemble. La psychiatrie, qui est un modèle de connaissance dont le but est de formuler des diagnostics et d'établir des thérapies, doit, pour être efficace, faire abstraction, réduire la multiplicité des cas et des symptômes à des constantes, créer des définitions : hystérie, paranoïa, dépression, épisode maniaque ... La littérature, au contraire, puise sa propre raison d'être dans le refus de toute généralisation : elle est toujours l'histoire d'un individu " particulier ", muré dans son unicité, auteur et prisonnier de sa singularité. Par conséquent, lorsqu'elle parle d'une maladie, la littérature se contentera de la transformer en une " maladie sans nom ", la seule qu'on puisse proportionner dignement à cet unique entrelacement de destin et de caractère, de contingence et de nécessité, qui donne vie à un personnage. "
La littérature, conçue comme une grande expérience sur les limites de l'humain, devrait toujours être cela : un détonateur, une catastrophe qui engendre, dans la vie, des changements irréversibles. Un facteur de déséquilibre. Plus un livre est doté d'une grandeur authentique, plus il devrait pouvoir féconder des formes de folie adaptées à cette grandeur. Mais tout cela est rare, et peu officiel.
Une authentique vocation, je le crois, valorise au maximum des faits ou des prédispositions déjà présents dans la vie de façon embryonnaire ou marginale. Autrement, il s'agit de coups de vent, de rêveries de rédemption sans rapport réel avec l'histoire de l'individu : comme quand on se met à marmonner des mantras salvateurs, qu'on s'impose des régimes alimentaires absurdes, ou qu'on épouse des causes dont, la veille encore, on n'avait jamais entendu parler. Il n'y a rien de mal à ça, mais je veux dire par là que les vraies révolutions sont des transformations : de ce que nous savons déjà, de ce que nous avons toujours eu sous les yeux. Car seul ce qui nous appartient, ce dont nous sommes issus, est vrai.
Nous ne sommes pas nés pour devenir sages, mais pour résister, échapper et voler un peu de plaisir à un monde qui n’a pas été conçu pour nous.
J'ai une certitude : pendant que j'écris et tant que je continuerai à écrire ces lignes, Pia est ici, sa présence est aussi encombrante que la table à laquelle je suis assis, ou que la lampe. Mais quand je pense à Pia, il n'y a que moi qui pense à elle, elle est entièrement dans ma tête, et seule l'absence répond à l'autre bout du fil. Lorsque je rêve d'elle, c'est la même chose, c'est une autre partie de mon moi qui crée sa propre Pia. J'en déduis que l'écriture est un moyen singulièrement approprié pour évoquer les morts et je conseille à tous ceux qui ont la nostalgie d'un être cher de s'y exercer : ne pas penser à lui mais composer un écrit à son sujet ; on le constate vite, le défunt est attiré par l'écriture, il trouve toujours un moyen inattendu de surgir dans les mots que nous lui consacrons, il se manifeste de sa propre initiative; ce n'est pas nous qui pensons à lui, c'est vraiment lui, une fois pour toutes.
J'ai toujours nourri une profonde affection pour toutes les personnes qui dans ma vie, sont restées au stade de la possibilité, de sentiers non empruntés, se transformant rapidement en souvenirs vagues ou en légères hallucinations. Je ne saurais pas dire pourquoi, mais c'est dans tout ce que j'aurais pu vivre, et que je n'ai pas vécu, que je reconnais une image crédible, la seule que je parvienne à concevoir, de l'Éternité.