Café des libraires - Les damnés de la Terre
Dimanche 23 septembre 2018 de 17h00 à 18h00
Yaa Gyasi - Emiliano Monge - Antonio Ortuño - Patrick Amar
Pour ceux qui rêvent d'une vie meilleure, il n'y a pas d'autre solution que de quitter ce qui est connu pour l'inconnu. D'autres n'ont pas choisi de partir, on les a arraché à leur terre et à leur existence. Dans tous les cas, le déracinement s'apparente à un traumatisme et le voyage sans retour, à une terrible traversée.
L'histoire, enfouie sous les anecdotes et les évènements qui l'enveloppent, à la manière dont chaque couche de pelure d'oignon, enveloppe le cœur du bulbe, est ici une impression. L'esquisse d'un battement de coeur : un pressentiment, au sens strict du terme. Le même pressentiment qui, sans jamais être mentionné par quiconque, sans être prononcé à voix haute , se transmet d'un membre à l'autre d'une même lignée, une lignée qui , dans le cas présent, est la mienne.
Mais là où Emiliano s'est retiré, dans son passé, gît un réseau de catacombes inondees- un blocage comme le qualifieraient des années plus tard plusieurs médecins : c'est un blocage, une des conséquences de tout ce que tu as vécu à l'hôpital.
Ce jour où, pour la dernière fois, Estela et Epitafio sont allés se cacher entre leurs roches et où, pour la dernière fois avant de nombreuses années, ils se sont donnés l'un à l'autre. Ce jour où ils se sont juré un amour éternel pendant qu'Estela, allongée sur Epitafio, traçait au feutre des lignes entre les points qu'à l'aide du poinçon du père Nicho elle avait imprimés sur la peau de son amant : comme dans un livre d'enfants, Estela avait alors vu apparaitre, sous son tracé lent et incertain, la rose des vents qui a aussitôt converti à ses yeux Epitafio en une carte, et peut-être même plus : ce jour-là, il est devenu la cartographie même de son existence.
Ils nous ont attachés et jetés là, à l'intérieur...ligotés aux pieds par des lacets de chaussure...par des cordons de chargeurs de portable aux mains...et dans nos bouches nos propres chaussettes.
Pourquoi a-t-il feint sa propre mort ? Pourquoi nous a-t-il dupés de la sorte ? Pourquoi, bordel, nous a-t-il tant fait souffrir ? Et comme je n’étais pas capable, à ce moment-là, de répondre à toutes ces questions, arriva ce qui devait arriver. Les paroles tournoyaient en moi : qu’est-ce qu’on lui a fait ? Comment avons-nous pu le pousser à faire ça ?
J’avais treize ou quatorze ans, merde.
Tu sais ce qui se passe sous les crânes. Et pire encore, ce qu’il en est des sentiments de merde, des saloperies. Je les éprouvais tout à la fois, charriés par la même boue. Je me sentais enragé, je me sentais coupable, je me sentais bouleversé et craintif.
C’est pour ça que je n’ai pas dormi de la nuit. Et c’est aussi pour ça que le lendemain matin, au petit déjeuner, je l’ai de nouveau serré dans mes bras, même si en faisant ce geste je voulais aussi le blesser. J’étais exactement dans les mêmes dispositions qu’en allant me coucher la veille.
Un peu plus tranquille quand même, parce que pendant le petit déjeuner on nous a annoncé qu’on ne partirait pas, qu’on resterait là, au D.F.
Donc non, Emiliano. Je ne suis pas capable de te raconter ce que je pensais avoir été ses raisons à l’époque, tout simplement parce que je ne pouvais pas m’en faire une idée.
Bien sûr que j’ai continué à y penser encore longtemps. Putain, je n’ai même jamais cessé d’y penser.
Si, je lui ai posé directement la question.
Tous les bons sentiments, ou presque, si tu les frottes un peu chaque jour à la vie commune, se transforment en rage ou en ressentiment.
"Je préfère ne pas demander, imagine qu'on me réponde "