Mon nom est Yuèliàng, vous pouvez m'appeler Lune. Je vous écris à bord d'un convoi de prisonniers.
Maman est avec moi, captive également. Nous sommes là car les Japonais sont venus chez nous et ont tué Papa dans notre maison, d'une balle dans la tête. Il est tombé comme un pantin.
Juste comme ça.
Selon les Japonais, c'était un traître. Je ne sais pas ce que cela veut dire, je ne savais pas non plus que l'on devait mourir pour cela.
Depuis, quand je ferme les yeux, je vois Papa tomber.
Quand on étire le fil du temps, la vie humaine compte pour rien, sauf à donner de l'importance à ces quelques secondes d'agitation, à peine, constituant l'écume humaine de l'échelle géologique terrestre. Ça, c'est si on est gentil. Mais la vérité, toujours cruelle, c'est qu'à l'échelle de l'infini, l'humanité n'existe pas. Elle n'est qu'une larme, une goutte d'eau qui, prise individuellement, apparaît chargée d'émotion et de signification. Une fois versée dans l'océan, cette goutte d'eau n'est qu'une molécule insignifiante, incapable d'affecter à elle seule le grand ensemble.
Le pire après la mort, c'est de devenir fantôme. Elle est là, l'ultime bêtise, c'est quand on ne meurt pas pour disparaître dans le néant, mais pour y rester, parce que la mort n'a pas eu la décence de faire le boulot jusqu'au bout et de finir la fin. Être fantôme, c'est avoir tout raté, même sa sortie. C'est l'humiliation définitive de l'âme figée dans le dernier souffle, déphasée d'un corps trop brutalement arraché à la vie.
Martin fut vexé par la remarque. Lui-même se disait fragile, il ne l'ignorait pas. Que d'autres le constatent, et - pire - le disent, ça, c'était blessant.
Tout compte fait, j'aurais préféré que les Sans-Visage me bandent les yeux. Et me bouchent les oreilles. Mieux valait être sourde et aveugle que de voir ça. Ces longs couloirs sont des portes vers les enfers. Ce n'est pas possible autrement.
Des cages, des cages et encore des cages. Et dedans, des prisonniers qui avaient perdu le droit à l'humanité. On leur avait pris. Des femmes, des hommes, des vieillards, des enfants. Je n'aurais jamais cru qu'ils étaient si nombreux.
Tous étaient malades, tous étaient difformes. L'un sans jambes. L'autre avec un œil en moins. Du trou béant de son faciès suintaient le pus et le sang. Près de chaque cellule, une feuille d'état était accrochée. On suivait l'évolution des maladies, des expériences. Tous cobayes. Des rats de laboratoire. Des marutas. Des numéros.
C'était des marutas. De la matière première pour Ishii-sama. Ishii-sama les broie.
Les marutas ne sont rien. Nous n'existons pas. Nous n'avons pas de nom, pas de forme, pas d'âme. Nous sommes un numéro et puis c'est tout. Numéro 15, numéro 27, numéro 32, numéro 117, numéro 653. Nos identités sont effacées. Un coup de gomme sur un humain, la déshumanisation à son paroxysme.
Je suis numéro 338. Maman m'a dit que j'avais de la chance d'avoir un huit.
Je m'appelle Lune, j'essaie de ne pas oublier que je suis quelqu'un.
Le courage manquait. Quelque part, au-delà des pensées morbides, il voulait évidemment vivre. Ceux qui ont le désespoir de l'acte ont le courage de ne pas hésiter à l'ultime moment.
Martin se réveille en sursaut, avec une énergie si brutale qu'il finit sa course debout sur le lit, le souffle court. L'air emplit d'urgence les poumons, les mains cherchent les blessures et n'en touchent aucune. Le sentiment d'être en vie étouffe sa poitrine. Il respire un grand coup. Putain, il va bien.
Jamais il n'aurait pensé qu'un humain pouvait souffrir autant.
Au moins une fois dans sa vie, un homme rencontre un paysage au moment où il s'y attend le moins, et cette rencontre, un peu comme un coup de foudre, le change à jamais. Quoi qu'il advienne, il sait que ses pas, mus par un lien invisible, enraciné, le ramèneront un jour ou l'autre à cet endroit.
Martin venait de rencontrer son paysage.