Le corps n'est pas seulement un accident malheureux ou heureux nous mettant en rapport avec le monde implacable de la matière - son adhérence au Moi vaut par elle-même. C'est une adhérence à laquelle on n'échappe pas et qu'aucune métaphore ne saurait faire confondre avec la présence d'un objet extérieur; c'est une union dont rien ne saurait altérer le goût tragique du définitif.
Ce qui dans l’acte éclate comme essentielle violence, c’est le surplus de l’être sur la pensée qui prétend le contenir, la merveille de l’idée de l’infini.
De temps en temps, d’étranges crépuscules interrompent l’histoire éclairée, la lumière se scinde en innombrables petites flammes vacillantes et ambiguës, la terre ferme vous est retirée sous les pieds, les événements se mettent à tourner en ronde infernale autour d’une conscience à nouveau dépaysée. Et des certitudes qui se moquent de la confrontation vous remontent d’un fond oublié
Cette primauté du Même fut la leçon de Socrate. Ne rien recevoir d’Autrui sinon ce qui est en moi, comme si, de toute éternité, je possédais ce qui me vient du dehors […] La liberté ne ressemble pas à la capricieuse spontanéité du libre arbitre […] Connaître ontologiquement, c’est surprendre dans l’étant affronté, ce par quoi il n’est pas cet étant-ci, cet étranger-ci, mais ce par quoi il se trahit en quelque manière, se livre, se donne à l’horizon où il se perd et apparaît, donne prise, devient concept. Connaître, revient à saisir l’être à partir de rien, ou à le ramener à rien, lui enlever son altérité […] L’idéal de la vérité socratique repose donc sur la suffisance essentielle du Même, sur son identification d’ipséité, sur son égoïsme.
L'unité me semble prendre sens à partir de l'impermutabilité qui vient ou qui revient au moi dans la concrétude d'une responsabilité pour autrui : responsabilité qui d'emblée lui incomberait dans la perception même d'autrui, mais comme si dans cette représentation, dans cette présence, elle précédait déjà cette perception, comme si déjà elle y était plus vieille que le présent et, dès lors, responsabilité indéclinable, d'un ordre étranger au savoir ; comme si, de toute éternité, le moi était le premier appelé à cette responsabilité ; impermutable et ainsi unique, ainsi moi, otage élu, l'élu. Éthique de la rencontre, socialité. De toute éternité un homme répond d'un autre. D'unique à unique. Qu'il me regarde ou non, "il me regarde" ; j'ai à répondre de lui. J'appelle visage ainsi, en autrui, regarde le moi – me regarde – en rappelant, de derrière la contenance qu'il se donne dans son portrait, son abandon, son sans-défense et sa mortalité et son appel à mon antique responsabilité, comme s'il était unique au monde – aimé. Appel du visage du prochain qui, dans son urgence éthique ajourne ou efface les obligations que le "moi interpellé" se doit à lui-même et où le souci de la mort d'autrui peut pourtant importer au moi avant son souci de moi pour soi. L'authenticité du moi, ce serait cette écoute de premier appelé, cette attention à l'autre sans subrogation et, ainsi, la fidélité aux valeurs en dépit de sa propre mortalité. Possibilité du sacrifice comme sens de la nature humaine ! Du sensé, malgré la mort, fût-elle sans résurrection ! Sens ultime de l'amour sans concupiscence et d'un moi qui n'est plus haïssable.
J'use apparemment d'une terminologie religieuse : je parle de l'unicité du moi à partir de l'élection à laquelle il lui serait difficile de se dérober, car elle le constitue, d'une dette dans le moi, plus vieille que tout emprunt. Cette façon d'aborder une notion en faisant valoir la concrétude d'une situation où originellement elle prend sens, me semble essentiel à la phénoménologie. Elle est présupposée dans tout ce que je viens de dire.
Dans toutes ces réflexions se profile le valoir de la sainteté comme le bouleversement le plus profond de l'être et de la pensée à travers l'avènement de l'homme. À l'intéressement de l'être, à son essence primordiale qui est conatus essendi, persévérance envers et contre tout et tous, obstination à être-là, l'humain – amour de l'autre, responsabilité pour le prochain, éventuel mourir-pour-l'autre, le sacrifice jusqu'à la folle pensée où le mourir de l'autre peut me soucier bien avant, et plus, que ma propre mort – l'humain signifie le commencement d'une rationalité nouvelle et d'au-delà de l'être. Rationalité du Bien plus haute que toute essence. Intelligibilité de la bonté. Cette possibilité de prêter, dans le sacrifice, un sens à l'autre et au monde qui, sans moi, compte pour moi, et dont je réponds (malgré la grande dissolution, dans le mourir, des relations avec tout autre, que Heidegger annonce au §50 de Sein und Zeit) n'est certes pas le survivre. C'est une extase vers un futur qui compte pour le moi et dont il a à répondre : mais sans-moi futur, sensé et futur, qui n'est plus là-venir d'un présent protenu.
Je pense que l'humilité de Dieu, jusqu'à un certain point, permet de penser la relation avec la transcendance en d'autres termes que ceux de la naïveté ou du panthéisme ; et que l'idée de substitution – selon une certaine modalité – est indispensable à la compréhension de la subjectivité.
Le rôle des littératures nationales peut être ici très important. Non pas qu'on y apprenne des mots, mais on y vit "la vraie vie qui est absente" mais qui précisément n'est plus utopique. Je pense que dans la grande peur du livresque, on sous-estime la référence 'ontologique' de l'humain au livre que l'on prend pour une source d'informations, ou pour un 'ustensile' de l'apprendre, pour un manuel, alors qu'il est une modalité de notre être.
Le visage de mon prochain est une altérité qui ouvre l'au-delà.
Si paradoxal que cela puisse paraître, la peinture est une lutte avec la vision. Elle cherche à arracher à la lumière les êtres intégrés dans un ensemble.
Le "Tu ne tueras point" est la première parole du visage. Or c'est un ordre. Il y a dans l'apparition du visage un commandement, comme si un maître me parlait. Pourtant, en même temps, le visage d'autrui est dénué ; c'est le pauvre pour lequel je peux tout et à qui je dois tout.
En posant l'altérité d'autrui comme le mystère défini lui-même par la pudeur, je ne la pose pas comme liberté identique à la mienne et aux prises avec la mienne, je ne pose pas un autre existant en face de moi, je pose l'altérité.
Na pas bâtir le monde, c'est le détruire.
Peut-on fonder l’objectivité et l’universalité de la pensée sur le discours ? La pensée universelle n’est-elle pas de soi antérieure au discours ? Un esprit en parlant n’évoque-t-il pas ce que l’autre esprit pense déjà, l’un et l’autre participant aux idées communes ?
L’ontologie comme philosophie première, est une philosophie de la puissance. Elle aboutit à l’Etat et à la non-violence de la totalité, sans se prémunir contre la violence dont cette non-violence vit et qui apparaît dans la tyrannie de l’Etat.
[…] le fait même de se trouver dans un discours, consiste à reconnaître à autrui un droit sur cet égoïsme et ainsi, à se justifier.
Visage et discours sont liés. Le visage parle. Il parle, en ceci que c'est lui qui rend possible et commence tout discours.
Le désir métaphysique n’aspire pas au retour, car il est désir d’un pays où nous ne naquîmes point.
La production de l’entité infinie ne peut être séparée de l’idée de l’infini, car c’est précisément dans la disproportion entre l’idée de l’infini et l’infini dont elle est l’idée –que se produit ce dépassement des limites.
On conviendra aisément qu’il importe au plus haut point de savoir si l’on n’est pas dupe de la morale.