Citations de Emmanuel Todd (211)
Le rapport de la France à l'idéal d'égalité est devenu complexe, peut-être même pervers. Deux niveaux de conscience se superposent. Le subconscient est inégalitaire, dérivé de la nouvelle stratification culturelle. Il s'exprime, de manière brute, par le mépris des attitudes populaires à l'occasion de problèmes politiques précis. Les partisans du non à Maastricht sont assimilés à des êtres incultes, parfois analphabètes. Le peuple ne « comprend pas » la « nécessité » de l'union monétaire, ni celle de réformes menant à plus de flexibilité, à l'abaissement des salaires, à la mise en question de la Sécurité sociale ou au contournement des retraites par les fonds de pension. L'aveuglement des élites est ici flagrant puisqu'il est évident, au contraire, que les milieux populaires comprennent fort bien les tours qu'on veut leur jouer.
Chapitre V : RETOUR À L'INÉGALITÉ ET FRAGMENTATION DES NATIONS, L'antipopulisme en France.

Dans notre monde post-moderne un jeune " vaut moins " qu'un vieux. Certes. Mais il y a là une entorse à la plus simple et la plus intuitive des lois de l'économie. Un bien présentant une utilité quelconque, s'il se raréfie, devrait valoir plus. Ce sont pourtant des jeunes en cours de raréfaction, par suite de la dépression démographique, qui valent de moins en moins, sur le marché du travail ou ailleurs. Trois décennies après le début de la chute de fécondité, les jeunes sont de moins en moins nombreux. La baisse a commencé vers 1990 : — 11 % prévisibles pour les 20-24 ans en France entre 1990 et 2010.
On peut évidemment voir dans " l'effondrement du cours du jeune ", qui a accompagné la hausse du CAC 40, l'effet macro-sociologique d'un vieux principe bureaucratique : dernier arrivé, dernier servi. Mais l'analyse économique libérale explique aussi très bien comment, si ce n'est pourquoi, s'effectue la spoliation de la jeunesse occidentale. La mondialisation unifie les marchés du travail. À l'échelle planétaire, tiers-monde inclus, les jeunes sont relativement abondants et corvéables, les vieux sont rares et détenteurs du capital. La loi d'égalisation du coût des facteurs nous assure que, si un pays développé s'ouvre au libre-échange, le facteur de production relativement abondant, en l'occurrence le capital, démographiquement identifiable aux vieux, sera favorisé, et le facteur relativement rare, le travail, démographiquement identifiable aux jeunes, sera désavantagé. C'est très exactement ce que nous vivons.
La force de la monnaie sur une longue période, hors des phases de spéculation étatique, dépend toujours de la capacité d'une nation à exporter, plutôt qu'à consommer, des produits qui ont de la valeur internationale.
Chapitre IV : Le tournant des années 90, L'économie américaine est-elle dynamique ?

L'idée de modernité s'oppose désormais à celle de progrès. La nécessité économique explique tout, justifie tout, décide pour l'humanité assommée qu'il n'y a pas d'autre voie. Le souci d'efficacité exige la déstabilisation des existences, implique la destruction des mondes civilisés et paisibles qu'étaient devenus, après bien des convulsions, l'Europe, les États-Unis et le Japon.
La mondialisation — globalisation selon la terminologie anglo-saxonne — serait la force motrice de cette fatalité historique. Parce qu'elle est partout, elle ne peut être arrêtée nulle part. Principe de rationalité, d'efficience, elle n'appartient à aucune société en particulier. Elle flotte, a-sociale, a-religieuse, a-nationale, au-dessus des vastes océans, l'Atlantique et le Pacifique s'affrontant pour la prééminence dans un combat vide de conscience et de valeurs collectives. Que faire contre une telle abstraction, une telle délocalisation de l'histoire ?
L'analyse économique et idéologique de l'accalmie présente d'ailleurs un certain intérêt. Elle confirme l'hypothèse de la pensée zéro : nos dirigeants ne sont pas mus par des croyances positives (pensée unique) mais ils sont idéologiquement vides et seulement capables d'encenser le mouvement de l'histoire auquel ils s'abandonnent (pensée zéro). L'euro est fort, c'est formidable ; l'euro est faible, c'est formidable. Etc.
Le libre-échange non régulé favorise aussi sûrement que l’autarcie totalitaire la haine entre les peuples.

(...) il y a eu une phase où la France a été véritablement méritocratique. A l’après-guerre, le secondaire, puis le supérieur, se sont développés. Une proportion importante de gens des milieux populaires ont pu accéder aux études supérieures. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu reproduction au sens de Bourdieu. Mais en fait il y avait de la place pour tout le monde, pour les enfants de bourgeois et pour les bons élèves des milieux populaires.
Ce que l’on n’a pas vu c’est que cela a produit un désarmement des milieux populaires parce que ceux-ci ont perdu leurs élites naturelles. Maintenant, si la mobilité scolaire tombe à 0, c’est certes une catastrophe selon l’idéal méritocratique, mais d’un point de vue révolutionnaire c’est une excellente nouvelle. Cela signifie qu’en bas, il y a de plus en plus de gens intelligents qui n’ont pas de diplôme particulier et qu’en haut le taux de crétins diplômés progresse.
Cela s’est traduit dans le face-à-face entre les jeunes leaders gilets jaunes et les jeunes gens des cabinets macronistes. L’intelligence des gilets jaunes face aux diplômes des crétins d’en haut. Dès que tout le monde descend dans la rue, quand les routines explosent, il y a mise en évidence et dramatisation de cette tendance, parce que tout le monde doit soudain s’adapter très vite.
(...)
• Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire et Franck Dedieu
« Au cours d'un entretien fleuve, nous avons interrogé Emmanuel Todd pour 'Les luttes de classes en France au XXIe siècle', son livre-évènement. »
>> https://www.marianne.net/politique
Une fois en place, elle a entraîné le dysfonctionnement du système politique. Celui-ci s’est mué en une « Grande Comédie », avec des acteurs s’évertuant à offrir aux électeurs un spectacle, allant du grotesque au tragique, pour dissimuler une triste réalité : la fin de la capacité d’action des politiques, l’euro ayant privé la France de sa souveraineté économique, donc de sa souveraineté tout court.
Comment expliquer calmement, en prenant le temps de la démonstration, que l'urgence, pour la société française, n'était pas en 2015 une réflexion sur l'islam mais une analyse de son blocage global ? Comment faire comprendre que les frères Kouachi et Amedy Coulibaly étaient bien des Français, des produits de la société française, et que le recours aux symboles de l'islam ne fait pas nécessairement de celui qui les utilise un véritable musulman ? Qu'ils n'étaient que le reflet inversé, pathologique en quelque sorte, de la médiocrité morale de nos chefs élus, plus soucieux d'optimiser le niveau de leur retraite que de tirer les jeunes de la surexploitation par les bas salaires ou de la marginalisation par le chômage ?
INTRODUCTION.
Les élections européennes révèlent assez bien ce lent mouvement de l'idéologie. Le taux d'abstention, massif à l'échelle continentale, évoque l'inexistence d'une conscience collective européenne. L'indifférence des peuples explique, autant que les perspectives sombres de l'économie, la faiblesse de l'euro. Pas de monnaie sans État, pas d'État sans nation, pas de nation sans conscience collective.
(P.S. : ces lignes furent écrites en juin 1999 !)
L’euro, bien entendu, n’a pas eu des effets uniformément catastrophiques dans tous les pays. Il a nui à certains (la majorité) et bénéficié à une poignée d’autres. Une étude allemande de février 2019, dont notre gouvernement s’est empressé de nier l’importance, a calculé que la France est le pays qui, après l’Italie, y a le plus perdu tandis que l’Allemagne, comme tout le monde s’en doutait un peu, est la grande gagnante de l’affaire
C'est en milieu rural qu'apparaissent le plus clairement les valeurs caractéristiques des divers systèmes familiaux européens. L'attachement à la terre implique un haut degré de formalisation des coutumes d'héritage, des règles de corésidence, et par conséquent des cycles de développement du groupe domestique. À chaque génération, la maison et l'exploitation doivent être maintenues ou divisées, les enfants mariés doivent rester ou partir. La simplicité même de la vie crée une transparence des rapports familiaux, aboutit à une mise en scène des valeurs d'égalité ou de non-égalité par les coutumes d'héritage, des valeurs d'autorité ou de libéralisme par les règles de corésidence.
LE SOCLE ANTHROPOLOGIQUE, Les systèmes familiaux.
"Les hommes politiques français depuis avant le Covid nous rebattent les oreilles de la sécurité, de l'immigration et de l'Islam et c'est juste formidable de découvrir, à la première élection qui suit, que ça n'intéresse pas les gens."
E.#Todd
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On pourrait, en effet, imaginer que la femme porte un enfant neuf mois en elle puis, l’accouchement une fois réalisé, s’en détache instantanément, pour que son rapport au nouveau-né soit identique à celui du père avec son enfant. Pour qu’un tel idéal fonctionne, il faudrait vivre dans un monde sans principe psychologique d’inertie : un monde de robots. L’attitude de la population me semble de type égalitaire pragmatique, exprimant une croyance banale et saine en la complémentarité des sexes plutôt qu’en un antagonisme. Elle suppose que l’être humain qui a fabriqué biologiquement l’enfant garde un lien particulier avec lui un peu au-delà de la salle d’accouchement.
Le succès récent de l’économie allemande ne saurait s’analyser sur la base des 82 millions d’habitants confinés entre le Rhin et l’Oder, pas même sur la base d’une Allemagne élargie à l’Autriche, à la Suisse alémanique et aux Pays-Bas. La grande réussite du pays, c’est la mise en ordre de toute l’Europe de l’Est, c’est l’annexion, la mise au travail, la réorganisation de l’activité de la Tchéquie, de la Pologne et de tout cet espace anciennement soviétique.
-Books n°60-
Nous sentons venir la fin de l'efficacité des politiques monétaires. Une baisse du taux d'intérêt ne produit plus guère qu'une euphorie boursière temporaire, et semble le pastiche monétaire d'une distribution de Prozac. [...] Il ne suffit pas d'abaisser le seuil de rentabilité de l'investissement par baisse du coût de l'emprunt. Il faut bien que les citoyens de base, et pas simplement 20 % de privilégiés, puissent acheter ce qui est produit.

Si Sarkozy existe en tant que phénomène social et historique, malgré sa vacuité, sa violence et sa vulgarité, nous devons admettre que l'homme n'est pas parvenu à atteindre le sommet de l'Etat malgré ses déficiences intellectuelles et morales, mais grâce à elles. C'est sa négativité qui a séduit. Respect des forts, mépris des faibles, amour de l'argent, désir d'inégalité, besoin d'agression, désignation de boucs émissaires dans les banlieues, dans les pays musulmans ou en Afrique noire, vertige narcissique, mise en scène publique de la vie affective et, implicitement, sexuelle : toutes ces dérives travaillent l'ensemble de la société française; elles ne représentent pas la totalité de la vie sociale mais sa face noire, elles manifestent son état de crise et d'angoisse. [...] Au fond, nous devrions être reconnaissant à Nicolas Sarkozy de son honnêteté et de son naturel, si bien adaptés à la vie politique de notre époque. Parce qu'il a réussi à se faire élire en incarnant et en flattant ce qu'il y a de pire autour de nous, en nous, il oblige à regarder la réalité en face. Notre société est en crise, menacée de tourner mal, dans le sens de l'appauvrissement, de l'inégalité, de la violence, d'une véritable régression culturelle.
Mais nous pouvons, après un quart de siècle, évaluer des succès pulsionnels relatifs.
L’objectif no 1 de maîtrise de l’Allemagne a abouti à l’issue inverse : la soumission de la France à l’Allemagne.
L’objectif no 2 d’amélioration de l’économie a conduit à la destruction de l’industrie française.
En revanche, reconnaissons-le, l’objectif no 3 d’abolition de la démocratie a été atteint : le peuple français a été dépossédé de sa souveraineté.
Le succès du secteur du luxe en France découle lui-même de l’élévation du niveau de vie des classes privilégiées aux États-Unis, en Chine ou ailleurs. Bernard Arnault est donc le bon symbole d’une classe supérieure « dominée », « dérivée », « serviteur » en un sens, des classes supérieures d’ailleurs. Rien à voir avec le PDG d’Amazon ou de n’importe quel GAFA, ni avec les riches Allemands dont la fortune vient pour beaucoup de la construction automobile. Le plus riche des Français n’aurait sans doute été pour Marx qu’un larbin planétaire.

Un étrange sentiment d’impuissance règne en Occident, dans le contexte d’une révolution technologique qui semblait au contraire rendre tout possible. Marchandises, images et paroles circulent librement et rapidement. Nous sentons venir une révolution médicale qui permettra un allongement prodigieux de la vie humaine. Les rêves prométhéens s’enchaînent. Entre 1999 et 2014, la proportion d’utilisateurs d’Internet dans le monde est passée de 5 % à 50 %. Les pays ont été transformés en villages et les continents en cantons. Dans les pays les plus développés pourtant, le sentiment d’un déclin et d’une incapacité à l’enrayer se répand. Aux États-Unis, le revenu médian des ménages est tombé, durant la même période, de 57 909 à 53 718 dollars. La mortalité des Américains blancs de 45-54 ans a augmenté. La révolte de l’électorat blanc a conduit, en novembre 2016, à l’élection d’un candidat improbable, inquiétant, Donald Trump. De diverses manières, les autres démocraties semblent suivre l’Amérique sur cette trajectoire économique et sociale régressive. La montée des inégalités et la baisse du niveau de vie des jeunes générations sont des phénomènes presque universels. Des formes politiques populistes d’un genre nouveau se dressent un peu partout contre l’élitisme des classes supérieures. Nous sentons toutefois des variantes dans ces imitations. Tandis que le Japon semble vouloir se replier sur lui-même, l’Europe, désormais pilotée par l’Allemagne, se transforme en un immense système hiérarchique, plus fanatique encore que les États-Unis de la globalisation économique.