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Citation de Charybde2


« Giono »
On dit de lui, c’est un solaire. Un amoureux des hommes, des bêtes et de la nature, aux jambes plantées droit dans la terre. On dit, Giono, sorcier de la langue, conteur, poète traversé de légendes comme on en racontait au pays lorsqu’il était enfant. Elles sont des temps lointains, des origines où l’on croyait au cosmos. L’homme s’y sentait petit. Posé tout nu sous le ciel étoilé, il était pris dans l’immensité qui l’englobait, l’avalait, le digérait, par-dessus l’espace et par-delà le temps. Alors, nous savions qu’il y avait des choses plus grandes que nous-mêmes, et qu’on entend dans le vent.
Il vient de là, Giono. C’est une image ancienne, une aquarelle aux couleurs naïves et bientôt effacées. Les pieds dans le sol, il tend le menton à l’air du Sud. Les cheveux clairs et ondulés sont peignés en arrière, et pour un peu, pour rendre l’image vraiment parfaite, on lui ceindrait le front d’une couronne de laurier. Ses yeux pâles sont clos. Il renifle la brise qui fuse dans les arbres, là-bas, au pied des montagnes. Les fruits qui, en s’ouvrant, éclatent, il sait les entendre. Il connaît dans sa chair la chaleur qui monte et le tremblement de la colline. Et il écrit.
Il écrit tout, la pierre, la lavande, la terre ocre, les fleurs, les rivières, les bosquets, les bois et les pins odorants, maître en son domaine où s’ébrouent bergers, paysans, artisans, femmes, enfants. Et taureaux, chiens, vaches, moutons, sangliers, poissons, grenouilles, cochons, truies, chèvres, biches, oies, cerfs, loutres, écureuils, loups, chevaux, chats, marmottes, renards, crapauds, lièvres, serpents. Oiseaux, des oiseaux, par milliers. Rien n’échappe à son œil, pas même les fourmis.
Il écrit tant qu’on le croirait fou, possédé par l’urgence de pondre des chefs-d’œuvre à la pelle, l’un après l’autre, telle une déesse primitive engendrant les premiers hommes à la queue leu leu, prêts à partir au combat, lequel, on ne sait encore, il y a toujours un combat à mener pour un homme en vie.
Il écrit des livres pleins ; ils débordent, ils explosent de gros temps qui approche, d’épidémies menaçantes, de maux qui accablent les hommes (inondations, éboulements, incendies), d’arbres qui ploient et de fleuves à franchir, de périples dans la neige, d’échappées sur des toits. D’aventuriers en cape, en canne et en chapeau, de femmes à cheval, de temps lointains, d’histoires d’amour charnel, filial, amical. Chacun est une odyssée, une aventure, une cavalcade. Ces livres agités ne finiront pas sages, endormis sur une étagère. Littéralement, ils déboulent.
On dit aussi, Giono, c’est la beauté de la langue et du chant. On en a les preuves, dans les livres, mais aussi dans les enregistrements. Accent. Débit. Sa voix surgit du passé. Giono a publié son premier livre, Colline, en 1929. C’était il y a quatre-vingt-dix ans.
Les écrivains, alors, avaient dans la gorge la terre d’où ils venaient. Colette roule la Bourgogne, Genet traîne le Morvan, Paulhan pointe, aigu, et les lettrés, les éduqués, déjà n’ont plus d’accent, déjà, après guerre, ils commencent à parler tous pareil. Un jour, ils écriront des livres tout lisses, tout blancs, des livres de culture hors sol et qui seront parfois très beaux.
Lui, il charrie dans sa voix le troupeau des ancêtres et le souvenir des lieux. La brûlure du soleil qui pleut, l’ennui des insectes qui bourdonnent les jours d’été. Et le vent. On ne dit pas que, sur les photos qui nous restent de lui, il nous regarde comme s’il se payait notre tête. Si on l’observe attentivement, on lui trouvera un air à la fois bonhomme et détaché, un air narquois. Mais enfin non, c’est impossible, Giono c’est la poésie, la Provence. Cela, on le dit volontiers. L’Italie. La chaleur. On dit, l’humanité.
Et pourtant, regardez bien ce regard d’amande. Ce nez busqué, ces lèvres minces qui jamais ne sourient en plein. La manière dont il tient le corps en retrait, derrière sa pipe, à demi caché dans la fumée. Ou alors il pose comme l’écrivain qu’il est, mettant ses mains en valeur, et la plume et le sous-main, le bureau, le manuscrit. Le plaid.
Et toujours ce demi-sourire, derrière les lèvres pincées. Tendez l’oreille, vous l’écouterez nous dire : « Vous en voulez, de l’écrivain ? En voici. » Oui, on ne le dit pas, mais on dirait bien qu’il se fout de nous.
Son air faussement aimable me confirme dans mon tempérament méfiant. Il me semble en effet que la première disposition à avoir, lorsqu’on s’attaque à l’œuvre d’un écrivain, est de tenir l’écrivain lui-même à bonne distance. Surtout s’il sourit comme ça.
Pour l’exposition qui m’a été commandée, j’ai un but, un « agenda » comme disent les Anglo-Saxons, en ajoutant un soupçon de sournoiserie (ou de stratégie) à l’affaire : rendre intelligible le sujet Giono, mettre un ordre dans le désordre de l’écriture, les contradictions des déclarations, les images successives, les témoignages. Composer avec le bruit du temps et de la postérité. Tracer une ligne ou un propos, offrir aux autres une vision et leur faire saisir le mouvement de la création, la beauté du style et la chair de l’homme qui a écrit.
Il peut bien continuer de sourire, il n’est là qu’en pensée, s’amusant par-dessus mon épaule. Il est mort voilà cinquante ans.
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