Pour ce septième épisode Bienvenue au club, la série qui vous emmène faire le tour de France des clubs de lecture se rend à Rennes, à la rencontre d'un club féministe.
« Si on n'a pas expérimenté le fait de pouvoir parler avec des personnes de façon libre et sans être jugé, quand on vient dans ce club on y goûte et on a plus envie de s'arrêter ! »
Ce mois-ci les membres vous conseillent :
* Dans le palais des miroirs, Liv Strömquist Editions Rackham (2021)
* Moi ce que j'aime c'est les monstres, Emil Ferris Monsieur Toussain L'ouverture (2017)
* Moi aussi je voulais l'emporter, Julie Delporte Editions Pow Pow (2017)
* Textes d'ombre, Alejandra Pizarnik - Editions Ypsilon (2014)
* Nouons-nous, Emmanuelle Pagano, Editions P.O.L (2013)
#clubdelecture #livre #rennes
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Parfois je me demande comment arriver à maintenir cet espace, ce jeu, entre ces lettres et nous. Il y a du jeu, cela ne s’ajuste pas parfaitement. Je ne sais pas comment relier ces lettres à nos personnes. Comment nos personnes peuvent s’entendre avec nos personnages ? Quand on se verra, bientôt, s’il se passe quelque chose entre nous, et que cela se passe mal, je me dis ce ne sera pas grave, parce que nos lettres, nos lettres d’après, pourront toujours arranger nos gestes. Mais l’inverse ? Si jamais cela se passe bien, trop bien, nos personnes et nos corps pourraient mettre en péril cet échange de lettres. Et nous n’aurons plus que des banalités à nous écrire.
Elle et moi ça n’a pas marché. J’avais toujours une autre femme en tête, pour après. Je pensais rencontrer une autre femme, plus tard, ou même elle, peut-être, mais en mieux, en mieux parce que plus tard. Comment s’appelle ce sentiment, identique à la nostalgie, mais de l’avenir ? Le regret, l’envie de retrouver ce qu’on n’a pas encore vécu. Ce moment futur je le languissais, et je redoutais aussi, par avance, sa disparition. Je vivais tout par avance. J’attendais, et je déplorais, la non encore apparition, la non-venue, de toute chose. Et tout ce qui était déjà là, près de moi, me semblait n’avoir aucune importance, ne pas exister. Moi-même je n’existais que dans l’avenir. Elle, elle était dans le présent, elle était tellement présente. Maintenant, elle est dans le passé. J’attends son retour.

La nature c’est comme le reste, c’est pas plus beau ni plus pur qu’une ville, que les zones commerciales ou les zones industrielles, que les éoliennes hautes et arrogantes au-dessus des épicéas. Des fois même la nature elle est comme ça énervante et neurasthénique, à l’automne si moche et sale, boueuse et collante au printemps quand la neige poisse, arrogante avec le soleil intact de l’hiver, et ridicule si verte l’été. Pénible, ennuyeuse, comme tout le reste. Si pourtant le plateau me vient souvent autour de moi si beau, c’est juste parce que j’y vis. C’est bête, mais magnifique est l’endroit où on vit, ça dépend de comment on se lève, comment on regarde au-dehors, ça dépend de si on regarde. Il y a des jours, des matins ou des nuits, où le temps dans le paysage, où l’air dans les arbres est exactement, presque trivialement, en accord avec le temps dans notre corps, l’air dans notre humeur, on est maussade et dehors aussi, l’humidité se palpe de partout, de nous jusqu’aussi loin là-bas, où ne voient pas nos yeux, puisque le crachin nous interdit de voir. Il nous surprend jusque dans la cuisine, et on s’y attendait tellement. Que la pluie soit froide dans le cou ça ne nous enlève pas l’envie de pleurer, mais ça nous rend la dépression presque belle.
Hier étrangement c’était un soleil large qui se plaçait en transparence sur mes larmes, et ça marchait pareil. Mes larmes étaient claires, lumineuses. Doubler notre air du climat des choses ça nous soulage partout, du moment que partout c’est là où on vit. [...]
Aujourd’hui la buée je pense pas qu’elle soit froide, ni chaude, sur la joue de Nadège, je sais aussi qu’à son âge c’est parfois le contraire, nulle part c’est là où on vit. Nulle part à cause de cette difficulté de l’adolescence d’être si soudainement et violemment sexuée. Mais je ne sais pas si c’est plus facile pour elle. Oui je crois que ça doit être plus facile, quand on a un sexe à peu près cohérent.
Quand tu t’es retiré de ma vie, de mon corps, tu as retiré ma vie, mon corps, parce que, j’aurais dû m’en défendre, mais tu m’existais. Je vivais par ton regard, tes bras, tes mots. Avec toi, je portais les couleurs et les odeurs des choses. Leurs sons. S’il faisait chaud tu avais un parfum de soleil. Si nous avions marché longtemps je t’attirais vers moi pour voir ce que nous avions vu. Je t’écoutais, tu me racontais. Tu racontais pour moi et tu racontais moi. Je n’existais que par ce que tu disais. Tu disais le monde. Ta présence près de moi était une cosmogonie. Ton corps n’était pas un corps pour consoler. Il était un commencement.
Je dois maintenant réapprendre les mots, les choses, l’espace, les sensations. Je ne sais plus marcher. Je titube.

J’habite cette ville où nous sommes si nombreux, cette ville chère et coincée par une ceinture d’autoroutes. Nous y sommes à l’étroit. Serrés pour vivre, manger, dormir, se déplacer. L’espace y est un luxe arrogant, et les ciels paraissent toujours tout à la fois démesurés et inatteignables. Dans les rues je marche la tête en arrière, à rêver de hauteur et d’air. Dans l’appartement, je n’arrive pas à étendre mes bras sans toucher des étagères, des meubles, des murs, des portes, des objets, mon compagnon. Nous entassons nos choses comme nous le pouvons, et quand nous ne pouvons plus, il faut se résigner à trier. Se décider sur l’importance de ces machins que nous possédons, selon de drôles de mesures. Nous mettons en balance les dimensions de la chose et les souvenirs contenus, l’encombrement et l’attachement. Nous réfléchissons à l’étalonnage de nos vies. C’est l’occasion de disputes. Calibrer la mémoire, les affections, les manies, est une affaire délicate quand on est deux. Nous n’avons pas le même gabarit à propos des choses et des émotions (p. 13).
Les ados, en un seul été, elles se retournent, elles ne deviennent pas adultes, elles ne quittent pas l’enfance non plus, mais elles se retournent, étrangement, dans un âge impossible.
Je n'y faisais plus attention, j'avais oublié les brûlures, le feu caché qui continue à consumer le fond des arbres. Couvant souterrain. Sur terre il paraissait éteint. J'aurais dû me douter qu'il pouvait renaître, en remontant le long des racines, plus loin et plus tard, peut-être même en plein hiver. Les trous formés par les animaux fouisseurs l'ont porté comme des cheminées. Un arbre, soudain et tout seul, entouré de neige, s'est enflammé. J'aurais pu faire attention à la vapeur s'élevant du sol, mais non, l'apparence était au calme, l'hiver était familier. Et ce feu que je croyais éteint, cette mémoire d'elle, a repris.

Elle est partie l’été dernier sans explication, en laissant son vélo contre le mur de la cour. J’ai reçu un SMS me disant que je pouvais garder le vélo, qu’elle ne reviendrait pas. Je n’osais pas y toucher. Le mur de la cour est formé de gros blocs de pierre calcaire beige dont les jointures étaient creusées par le temps. La poignée gauche du guidon était coincée dans une de ces fissures. J’ai fini par l’enlever à la demande écrite de la copropriété. Lorsque j’ai retiré la poignée, libéré de son attache le vélo me semblait lourd. Je l’ai rangé dans ma cave et je suis retourné voir le mur. Je n’ai pas retrouvé l’exacte fente par où le guidon permettait au vélo de tenir debout. Il y en avait trop, beaucoup trop de failles crayeuses dans ce vieux mur. J’ai eu envie d’y glisser des petits papiers sur lesquels j’aurais écrit mon vœux le plus cher, le même sur tous : faites qu’elle revienne. Ce mur dans la cour de mon immeuble ressemblait, en plus petit, en plus ordinaire, au mur occidental de Jérusalem, le Kotel, dans lequel on insère un petit papier contenant une prière. J’ai préparé des dizaines de supplications et je suis allé sertir tout le mur de ma douleur pliée.
La semaine dernière le syndic a fait faire des travaux, et le beau mur ancien de la cour a été recouvert d’un enduit qui a bouché toutes ses crevasses (p. 69).
Je n'arrive pas à vivre pleinement, je ne suis pas là, même avec elle. Je suis en veille. Quand elle me tire vers la vie, je me sens contraint, comme un animal réveillé trop tôt d'hibernation, par un dérèglement de son horloge interne, un changement brusque et inattendu du climat. Ce dérèglement, ce changement, pour moi c'est elle. Elle est trop surprenante, trop vivante, trop printanière, je ne suis pas prêt.

Il avait entamé sa vie d’adulte en mourant, comme beaucoup d’adolescents, mais lui n’avait jamais cessé. Il mourait souvent, tous les deux trois ans, et rien ni personne n’avait jamais pu l’en empêcher. Il se ratait, se relevait, il reprenait goût à tout, rencontrait une nouvelle compagne. Parfois c’était la même, mais pour lui c’était une autre, tout était toujours pour lui un renouveau. Il était alors, à chaque nouvelle vie, ouvertement joyeux. J’ai été une de ces nouvelles compagnes, la dernière. Pendant ses renaissances, il avait même eu des enfants, dont un avec moi, il était vivant. Et puis, sans que rien d’abord ne le laisse entrevoir, il mourait. Ses quatre enfants étaient en bonne santé, ils l’aimaient, je l’aimais, il avait un bon travail, tout allait bien, et soudain, voilà, il recommençait à mourir. Avant de renaître. Comme neuf. On aurait presque pu croire qu’il changeait de peau, qu’il muait, s’il n’y avait eu toutes ces cicatrices, les traces de ses morts, à chaque fois plus nombreuses et profondes. Il n’avait jamais pris de médicaments, il mourait toujours violemment. Il mourait à la corde, à la noyade, au fusil de chasse. L’avant-dernière fois avait emporté tout le bas de son visage, et malgré tout il s’était relevé souriant, souriant sans menton (pp. 10-11).